Robert H. Frank La course au luxe

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Cet extrait est tiré de:

Robert H. Frank, La course au luxe – l'économie de la cupidité et la psychologie du bonheur

publié par les éditions markus haller

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Préface à l’édition française



Au moment de la parution de La course au luxe (Luxury Fever) aux Etats-Unis, l’économie mondiale surfait encore sur le boom de l’industrie high-tech des années 90. Mais alors que pauvres comme riches avaient joui d’une augmentation de revenus quasiment identique au cours des Trente Glorieuses (1946-1975), depuis plus de deux décennies, les disparités de revenu et de fortune ne cessaient de s’accentuer au profit de la tranche supérieure.


La prospérité des riches allait croissant, tout comme leurs dépenses. Ils se faisaient construire des résidences toujours plus vastes, achetaient des voitures toujours plus puissantes et luxueuses. Victimes de leur succès, les constructeurs de yachts n’honoraient plus leurs commandes qu’avec un retard de deux ans. Et les fans de montres-bracelets Pagoda de Patek Philippe à 30 000 Euros devaient, eux aussi, patienter pour être livrés.


Le fait que les livres consacrés aux dépenses de luxe paraissent souvent lorsque les disparités s’accélèrent ne doit rien au hasard. Ainsi, en 1899, les dépenses somptuaires des ‘barons voleurs’ (capitaines d’industrie peu scrupuleux) de l’Âge d’Or américain inspirèrent à Thorstein Veblen sa désormais classique Théorie de la classe de loisir.


Le luxe est un phénomène relatif – et il le sera toujours. Pour entrer dans cette catégorie, un bien doit sortir de l’ordinaire. À chaque époque ses nantis, et leurs biens seront toujours de qualité supérieure. Mais cette différence ne suffit pas à faire le luxe, lequel dépend également de l’augmentation de l’écart. En effet, on finit par ne plus remarquer un produit dont la supériorité de 10 ou 20% se maintient sur la durée. En période de disparités croissantes, c’est le fossé toujours plus grand entre les dépenses de consommation des riches et celles des autres qui attire l’attention.


La fin du boom de l’industrie high-tech et la récente crise financière ont ralenti la croissance des revenus les plus élevés, si bien que le luxe occupe moins le devant de la scène. Mais les économies les plus déprimées finiront par sortir de la crise et tout porte à croire que, dès le retour du plein emploi, la croissance des revenus et de la fortune touchera surtout les plus riches.


En 1995, dans The Winner-Take-All Society (La société où le gagnant rafle la mise), Philip Cook et moi avancions que ce phénomène est essentiellement dû à la généralisation et à l’intensification d’une structure économique de récompense jadis réservée au monde du spectacle et du sport. Aujourd’hui, grâce aux techniques de communication modernes, les meilleurs sportifs et artistes se disputent l’audience mondiale. A ce jeu, une poignée de gagnants récoltent des récompenses énormes, fruits tantôt de différences de talent minimes, tantôt du hasard le plus pur.


Dans d’autres secteurs économiques, les mutations des institutions de marché et de la technologie donnent toujours davantage de poids aux individus les plus talentueux. Les enjeux élevés ne se limitent pas aux audiences de masse ; il s’agit parfois de l’accès à des concentrations de richesses (prestation de services financiers ou juridiques) ou du contrôle de biens (gestion d’entreprise).


Les changements ainsi identifiés renforcent l’influence des individus les plus capables, qu’ils le soient réellement ou simplement perçus comme tels, et dont le niveau de rémunération a connu une poussée accélérée par le démantèlement des institutions et la disparition des normes qui limitaient autrefois les plus hauts revenus. Nonobstant de nombreuses explications communément acceptées, la disparité croissante des revenus ne provient pas de freins artificiels posés à la concurrence – bien au contraire. En réalité, les marchés sont nettement plus concurrentiels que par le passé.


Certes, les causes de ce changement varient selon le cas, mais la révolution de l’information y représente presque toujours un facteur contributif. Dans les années 50, les raccordements téléphoniques transatlantiques étaient si rares que dans certaines entreprises américaines, des commis passaient leurs journées à lire des textes à leurs collègues européens dans le seul but de maintenir la ligne en fonctionnement. A l’époque, les coûts de coordination et de contrôle limitaient les opérations des sociétés internationales. Dans de nombreux secteurs, une entreprise pouvait bâtir sa réussite en excellant dans un territoire relativement restreint.


Depuis, l’échelle et l’étendue des marchés ont connu un développement extraordinaire. Si l’offre d’un vendeur l’emporte sur celle de ses concurrents, les acheteurs du monde entier ne tarderont pas à en être informés. Grâce à la baisse des coûts de transport et à la disparition des barrières commerciales, satisfaire des acheteurs dans le monde entier est devenu plus facile que jamais. Les entrepreneurs ambitieux peuvent ainsi découvrir et exploiter rondement les débouchés économiques, où qu’ils se trouvent dans notre monde en réseau.


Si Philip Cook et moi-même avons vu juste en prévoyant que la croissance des revenus se retrouverait de nouveau concentrée entre les mains des plus riches, les dépenses de luxe devraient connaître un nouvel essor. Est-ce souhaitable ?


Nul ne saurait nier le caractère positif de certains effets secondaires liés à l’augmentation des dépenses de luxe. Ainsi, les nouvelles techniques mises au point pour les jouets des riches se retrouvent souvent à la portée de tous, comme la télévision à haute définition, par exemple.


Il n’en reste pas moins que le boom des dépenses de luxe a des effets négatifs sur les familles à revenus moyens. Prenons l’exemple du budget consacré au logement. Dans la plupart des pays, l’une des priorités familiales consiste à trouver une bonne école pour les enfants. Or ce concept est relatif en soi : il s’agit toujours d’une école meilleure que les autres dans les environs. Pour envoyer ses enfants dans une telle école, la famille doit rivaliser avec d’autres pour obtenir un logement dans le secteur voulu. Or, dans tous les pays, les meilleures écoles se trouvent en général dans les quartiers fortunés. En fin de compte, si une famille ne prévoit pas le même budget logement que les autres familles aux revenus semblables, ses enfants seront obligés de fréquenter une école en dessous de la moyenne.


A lui seul, ce fait déclenche ce que j’appelle une « escalade des dépenses », soit un processus dynamique qui permet d’expliquer pourquoi le boom des dépenses de luxe a entraîné une détérioration économique des familles de la classe moyenne. Dans la première étape du processus, les riches dépensent davantage en logement. Ce phénomène normal accompagne l’amélioration de la situation économique de toutes les familles, quel que soit leur niveau de revenu. Et le fait que les riches aient des maisons plus vastes et plus coûteuses ne semble pas déranger une classe moyenne souvent friande des photos et vidéos de ces résidences. Mais les manoirs des riches modifient le cadre de référence des presque riches qui fréquentent souvent les mêmes milieux. Comme les riches ont pris l’habitude de donner des dîners de 36 convives – et non plus 24 –, les presque riches se sentent obligés d’avoir des maisons plus spacieuses. En construisant plus grand, ils transforment le cadre de référence qui définit la taille de la maison dont ceux qui gagnent un peu moins qu’eux ont l’impression d’avoir besoin. Et ainsi de suite sur toute l’échelle des revenus.


Aux Etats-Unis, la rapide augmentation de la taille des nouvelles constructions achetées par les familles de la classe moyenne corrobore l’existence d’une escalade des dépenses. En 1980, la taille moyenne d’une maison individuelle de ce type n’atteignait pas 150 m2. En 2007, elle dépassait 215 m2, alors que les revenus médians n’avaient même pas augmenté de 15% pour la même période.


Si l’accroissement de la disparité des revenus provoque une escalade des dépenses auxquelles les familles de la classe moyenne ont des difficultés à faire face, la logique voudrait que les indices de difficultés financières soient plus nombreux durant les périodes et dans les régions où les inégalités de revenus sont relativement élevées. Adam Seth Levine et moi-même avons examiné les données statistiques des 100 plus grands comtés des Etats-Unis. Nous avons découvert que la plus forte augmentation de l’inégalité des revenus coïncidait avec celle de plusieurs symptômes avérés de difficultés financières.


Pour tirer le maximum de leurs revenus, les familles choisissent souvent d’habiter là où l’immobilier est moins cher, c’est-à-dire de plus en plus loin de leur lieu de travail. Nous avons relevé que la plus forte augmentation de la disparité des revenus coïncidait avec celle de la proportion d’habitants effectuant des trajets pendulaires quotidiens de plus de deux heures.


Les couples en difficultés financières sont également plus sujets aux difficultés conjugales. Nous avons constaté que le taux de divorce avait augmenté le plus rapidement dans les comtés où l’accroissement de la disparité des revenus était le plus fort. C’est également dans ces comtés que le nombre de familles ayant entamé une procédure de faillite personnelle avait le plus augmenté.


Pour pallier les difficultés financières, les gens travaillent davantage. Dans une étude basée sur des données internationales, Samuel Bowles et Yoonjin Park ont constaté que les heures de travail sont plus longues dans les pays où la disparité des revenus est plus élevée. Ils ont également établi une corrélation positive entre les heures de travail et les changements, sur la durée, en matière de disparité des revenus.


En résumé, il y a tout lieu de croire que le boom des dépenses de luxe génère des effets secondaires qui entraînent une détérioration économique de la classe moyenne. Les critiques sociaux européens ont longtemps attribué les difficultés de la classe moyenne et des plus démunis à la puissance d’entreprises et d’individus avides et dénués de scrupules. Pour ma part, j’affirme qu’il est plus plausible que ces difficultés soient imputables aux forces concurrentielles du marché. La bonne nouvelle est qu’il est possible d’améliorer la situation de tous, quel que soit leur revenu. Il suffit pour cela d’adopter quelques modifications stratégiques non intrusives et relativement simples.

Robert H. Frank
Ithaca, New York
Mars 2010

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