David Gauthier Le sentiment d'existence La quête inachevée de Jean-Jacques Rousseau

Extrait

Traduit de l’anglais par Salim Hirèche



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Cet extrait est tiré de: David Gauthier, Le sentiment d'existence – La quête inachevée de Jean-Jacques Rousseau

publié à Genève par les éditions markus haller, © 2011 éditions markus haller. Tous droits réservés.

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Préface

Critique : Encore un livre sur Rousseau ? N’y en a-t-il pas déjà trop ?

Auteur : Trop de mauvais livres, c’est vrai. J’espère que le mien ne vient pas s’ajouter à leur longue liste.

Critique : Cela reste à prouver. Je suppose que vous êtes convaincu d’avoir quelque chose de nouveau à nous dire sur ce pauvre Jean-Jacques. Mais c’est ce que tout le monde s’imagine.

Auteur : C’est vrai aussi. Mais je pense effectivement que vous trouverez quelque chose de différent dans ce livre.

Critique : Vous nous parlerez sans doute de choix rationnel. N’êtes-vous pas celui qui voit des dilemmes du prisonnier dans les oeuvres morales et politiques de tous les philosophes qui l’ont précédé ?

Auteur : Oh, on en trouve aussi chez Rousseau. Mais ce n’est pas le sujet de mon livre. Vous n’y trouverez aucune équation ni aucun graphique. Ce livre est un récit global de ma rencontre avec Rousseau, une longue discussion entre les différents auteurs qu’il était : l’anthropologue, le pédagogue, le politologue et l’autobiographe.

Critique : Et qu’ont-ils à se dire – et à vous dire ?

Auteur : Beaucoup de choses, en vérité. Tous parlent de liberté. L’anthropologue nous raconte comment nous l’avons perdue – il nous raconte ce que nous pourrions appeler la chute de l’humanité. Le pédagogue et le politologue nous proposent des moyens de la retrouver – des projets de rédemption. Ils ne sont pas d’accord l’un avec l’autre, et ils ne me convainquent pas – pas plus qu’ils ne convainquent Rousseau lui-même, comme j’essaie de le montrer.

Critique : Et l’autobiographe ?

Auteur : Son projet de rédemption est plus complexe. Il faudra que vous lisiez le livre.

Critique : Le faut-il vraiment ? Tout cela me semble assez banal. Les histoires de chute et de rédemption ne manquent pas. Êtes-vous bien sûr de nous proposer quelque chose de nouveau ?

Auteur : Qui sait ? Je ne suis pas un expert – pour ma part, comme vous l’avez dit, je m’occupe de dilemmes du prisonnier. Ce livre raconte ma rencontre avec Jean-Jacques. D’autres ont peut-être eu une rencontre similaire avec lui, mais pas à ma connaissance. Dans ma rencontre avec Rousseau, j’ai découvert une interaction très particulière entre l’autobiographe et le théoricien de la société. Or, aucun des travaux que j’ai lus jusqu’à présent n’examine cette interaction. Bien entendu, comme vous l’avez dit, les livres sur Rousseau sont innombrables – et je ne parle même pas des articles, monographies, thèses et autres travaux. Peut-être mes idées se trouvent-elles quelque part dans cette masse d’écrits – même si je préfère flatter ma propre perspicacité en me disant que, si tel était le cas, elles ne seraient probablement pas restées dans l’ombre.

Critique : Autrement dit, vous jugez votre livre original et important.

Auteur : Original ? Je l’espère. Important ? Peu de livres le sont vraiment. Je serais déjà content si mon livre pouvait apporter quelque chose à d’autres lecteurs de Rousseau, enrichir leur propre rencontre avec lui.

Critique : À propos des lecteurs de votre livre, qui envisagez-vous ?

Auteur : La plupart des gens qui rencontrent Rousseau n’en ont qu’un aperçu très limité. Ils lisent le Discours sur l’origine de l’inégalité et Du contrat social dans le cadre d’un cours de philosophie ou de pensée sociale, ou bien ils lisent Émile en étudiant les théories de l’éducation, ou alors, s’ils s’intéressent aux chefs-d’oeuvre de la littérature française, ils lisent les Confessions, et peut-être les Rêveries. Le présent livre les fera voyager à travers la plupart des oeuvres que Rousseau a publiées (et certaines oeuvres qu’il n’a jamais vraiment achevées), en leur montrant quelles relations elles entretiennent les unes avec les autres. Par exemple, si quelqu’un a lu les Confessions, ce livre lui permettra de voir qu'elle place elles peuvent occuper dans l’ensemble des oeuvres de Rousseau.

Critique : Si je comprends bien, vous avez écrit une introduction à la pensée de Rousseau.

Auteur : Pas dans le sens où on l’entend habituellement. Une introduction à la pensée de Rousseau viserait à exposer les principales idées de chacun de ses travaux. Pour ma part, j’essaie de montrer que les idées de Rousseau relient tous ses travaux. Par exemple, je n’examine pas sa théorie politique en tant que telle ; j’essaie plutôt de voir quels liens elle entretient avec sa réflexion sur la liberté – sa perte et son éventuelle reconquête – et sur les idées qu’il met en rapport avec la liberté : l’esclavage, l’illusion et le prestige ; l’aide et l’amour.

Critique : L’aide et l’amour ?

Auteur : Oui. Seule une lecture globale et approfondie de l’oeuvre de Rousseau nous permet d’établir des relations entre ces idées, et de voir le rôle qu’elles jouent dans sa réflexion sur la liberté. En établissant ces relations, ce livre permet au lecteur de voir quelle place les idées de telle ou telle oeuvre de Rousseau occupent dans un ensemble plus large et plus significatif – un ensemble comprenant non seulement sa pensée mais sa conception de lui-même et de sa vie.

Critique : Sa vie ? Avez-vous écrit une biographie orientée sur sa pensée ?

Auteur : Pas du tout. Bien entendu, je m’intéresse à la vie que Rousseau se construit dans les Confessions et les Rêveries. Cette vie inclut son dernier projet de rédemption, sa dernière quête de liberté. Mais je ne m’intéresse pas à sa vraie vie – quel que soit le sens que l’on puisse donner à cette expression1.

Critique : Vous avez évoqué les mauvais livres qui ont été écrits sur Rousseau…

Auteur : Oui, mais je n’ai pas l’intention d’en parler, ni même de les nommer.

Critique : En fait, je voulais simplement vous poser la question suivante : y a-t-il tout de même de bons livres sur Rousseau – hormis la biographie que vous avez déjà mentionnée en note ?

Auteur : Des travaux que je recommanderais, et qui pourraient venir compléter ma propre interprétation de l’oeuvre de Rousseau ? Si je devais proposer une très courte liste au lecteur francophone, elle inclurait Jean-Jacques Rousseau : La transparence et l’obstacle, de Jean Starobinski2. Bien évidemment, il y en a d’autres. Mais il ne m’appartient pas de juger les autres livres. Je ne m’intéresse ici qu’à ma rencontre avec Rousseau, et au récit que j’ai essayé d’en faire.

Critique : Voilà qui m’amène à une autre question : comment l’avez-vous rencontré ? Après tout, Rousseau ne fait pas partie de vos intérêts habituels.

Auteur : Le hasard ! Le premier cours qu’on m’a chargé de donner portait sur l’histoire de la philosophie politique et morale moderne – c’est-à-dire des XVIIème, XVIIIème et XIXème siècles. Cela remonte à 1958. J’ai commencé par les théoriciens du contrat social. Hobbes a été le premier à attirer mon attention – principalement parce que, comme Howard Warrender l’avait montré, les outils de la philosophie analytique contemporaine permettaient d’éclairer sa pensée3.

Critique : À cet égard, la pensée de Rousseau se distingue de celle de Hobbes.

Auteur : Tout à fait. C’est ma sensibilité politique que Rousseau a touchée en premier : l’idéal communautariste qui sous-tend le Discours sur l’économie politique et le Contrat social a attiré mon attention. À cette époque, je me sentais proche de la nouvelle gauche britannique ; je trouvais son socialisme culturel enthousiasmant. Et la pensée de Rousseau me semblait s’insérer dans tout ce mouvement.

Critique : Cela n’explique pas vraiment pourquoi vous avez écrit ce livre. Vous n’êtes plus de gauche.

Auteur : Oh, non ! Depuis, j’ai pris quelques leçons d’économie et abandonné le communautarisme socialiste au profit de l’individualisme libéral.

Critique : Et Jean-Jacques ?

Auteur : Eh bien, j’ai tout d’abord remarqué qu’il remettait en cause, implicitement tout au moins, le communautarisme qu’il semblait défendre – comme j’essaie de le montrer dans ce livre. Mais ce n’est pas la raison la plus profonde de mon intérêt pour Rousseau.

Critique : Quelle est-elle ?

Auteur : Selon Rousseau, les sociétés occidentales modernes privent l’individu de sa vraie nature. Quoi que l’on pense de cette idée, je crois que Rousseau a été le premier à l’exprimer, et à chercher un moyen de rendre l’homme à lui-même. (Quant à rendre la femme à elle-même, il s’agit d’un autre problème, auquel Rousseau s’intéresse assez peu.) C’est en explorant cet aspect de sa pensée que j’ai décidé d’entreprendre la présente enquête. En avançant, je me suis rendu compte que toute cette histoire était plus complexe que je ne l’imaginais ; et lorsque Mme de Warens, la « maman » de Rousseau, et Julie, l’héroïne de son roman, sont entrées en scène, elle a pris une nouvelle dimension, à laquelle je ne m’attendais pas : à travers ces deux personnages, Rousseau nous laisse entendre que l’homme ne peut se rendre à lui-même qu’en trouvant une âme soeur – une autre idée qu’il a été le premier à avancer.

Critique : Je crois que nous commençons à anticiper sur le contenu de votre livre. Je vais donc vous poser une dernière question. Vous nous racontez une rencontre avec Rousseau ; mais Rousseau en vaut-il vraiment la peine ?

Auteur : Quelle dernière question ! Bien entendu, certains diront qu’il ne vaut pas la peine de rencontrer un narcissique paranoïaque. Mais d’autres pourraient leur répondre que seul un narcissique paranoïaque peut nous révéler la sombre beauté de notre monde.

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1 Si vous vous intéressez à la vie de Rousseau, je vous recommande Guéhenno, Jean, Jean-Jacques : histoire d’une conscience, Paris, Gallimard, 1962.

2 Starobinski, Jean, Jean-Jacques Rousseau : la transparence et l’obstacle, Paris, Plon, 1957.

3 Voir Warrender, Howard, The Political Philosophy of Hobbes : His Theory of Obligation, Oxford, Clarendon Press, 1957. Sa lecture de Hobbes – qui n’a aucun lien direct avec Rousseau – est erronée, comme j’ai essayé de le montrer. Cependant, si je n’avais pas lu Warrender, je ne me serais peut-être jamais intéressé à l’histoire de la philosophie politique.

 

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