Cass R. Sunstein, Anatomie de la rumeur

Extrait

Préface à Cass R. Sunstein, Anatomie de la rumeur

par Fabrice Clément
Directeur du Centre des sciences cognitives de l’université de Neuchâtel

 

Constituées pendant des centaines de milliers d’années de petites communautés relativement égalitaires, les sociétés humaines n’ont pas encore complètement assimilé les diverses révolutions qui ont profondément modifié leur environnement social. Lors de la « révolution néolithique», la domestication des plantes et des animaux a conduit à l’accroissement de la densité de la population, avec une division accrue des tâches et l’apparition de structures politiques centralisées. Par la suite, la révolution industrielle a encore bouleversé cet environnement démographique en suscitant une augmentation considérable de la taille des collectifs humains. En à peine dix siècles, les humains sont ainsi passés de groupes constitués d’une centaine de personnes à des nations comprenant plusieurs millions d’individus. Puis, à l’aube du xixe siècle, les révolutions américaine et française ont favorisé l’émergence d’un nouvel environnement politique qui a permis aux individus de disposer de droits fondamentaux, en particulier celui de se former une opinion personnelle et de participer, de manière égalitaire, aux décisions qui concernent la nation dont ils sont membres. Enfin, l’émergence des moyens de communication modernes a modifié notre environnement informationnel : les échanges d’informations s’effectuent désormais « à distance » et permettent de toucher un maximum de personnes en un minimum de temps.


Néanmoins, les contraintes résultant de ces trois révolutions posent des dilemmes à tous ceux qui ont pour ambition de penser la démocratie. Peut-on, par exemple, vraiment attendre des citoyens qu’ils maîtrisent les enjeux économiques, juridiques ou environnementaux sur lesquels ils sont – plus ou moins souvent – consultés ? Et si tel n’est pas le cas, comment peut-on continuer à défendre un modèle démocratique qui suppose qu’aucune autre autorité que le citoyen ne puisse décider à sa place ? C’est pour résoudre ce dilemme que Cass Sunstein, professeur de droit à l’université Harvard, fait appel à des disciplines aussi diverses que la psychologie, la sociologie, le droit ou les sciences de l’information et de la communication. Au fil de ses livres, largement diffusés et passionnément commentés dans le monde anglo-saxon, il élabore une réponse subtile et originale à ce dilemme démocratique. Tout d’abord, la psychologie cognitive lui permet de remettre en question le modèle de l’acteur rationnel qui a tant marqué la théorie économique car contrairement à un improbable homo economicus, les humains commettent de nombreuses erreurs dans leurs raisonnements, aussi bien parce qu’ils recourent à des « raccourcis cognitifs » que parce qu’ils sont plongés dans des réseaux d’influences sociales. En digne héritier du pragmatisme philosophique américain, Sunstein fait moins confiance à la raison individuelle qu’au « libre marché des idées » ; la connaissance ne se développe en effet que lorsque les idées sont publiées sur la place publique, là où elles peuvent faire l’objet d’une enquête collective.


Dans ce contexte, l’émergence de la société de l’information semble plutôt favorable. En effet, Internet a considérablement amélioré la circulation des informations, qui peuvent désormais être partagées et corrigées rapidement. Des sites comme Wikipédia, par exemple, montrent combien ce « marché de l’information ouvert » peut contribuer à une autocorrection constante des informations, et comment de très nombreux esprits rassemblés peuvent produire du savoir. Sunstein est pourtant réaliste et se rend compte que les développements d’Internet n’améliorent pas automatiquement le fonctionnement démocratique. En effet, le risque est grand que les citoyens ne prêtent attention qu’aux sites qui défendent des idées similaires à ce qu’ils sont enclins eux-mêmes à penser. L’étude de la « blogosphère » tend effectivement à illustrer le risque lié à l’émergence de véritables « cocons informationnels », les gens évitant de prendre connaissance des nouvelles et des opinions qui vont à l’encontre de leurs attentes et de leurs idées préconçues. Une telle circularité informationnelle a tendance à compromettre le développement d’une opinion publique saine, reposant sur la circulation et l’échange des idées, et permettant l’émergence de solutions consensuelles acceptables par la plupart des citoyens.


Dans Anatomie de la rumeur, Cass Sunstein analyse plus précisément quelques rouages essentiels au bon fonctionnement démocratique, que le développement des nouvelles technologies de l’information risque également de modifier. Tout d’abord, Sunstein souligne que la plupart des choses que nous considérons comme vraies ne reposent pas tant sur une découverte personnelle que sur le témoignage d’autrui (un parent, un ami, un professeur, un manuel, un politicien, un journal, un site Internet, etc.). Ce fait correspond bien à l’intuition pragmatique et l’on peut s’attendre à ce que la multiplication des témoignages favorise l’enquête publique et l’émergence de bonnes solutions sur le « marché des idées ». Toutefois, pour que ce marché puisse favoriser l’émergence de bonnes idées, il faut que l’opinion de chacun puisse y trouver une place. Ce n’est que dans le cas où l’idée elle-même s’avèrerait mauvaise qu’elle se verrait « éliminée » par le marché. Par contre, si la source de l’information est d’emblée considérée avec suspicion, avant même que son avis puisse être publiquement examiné, la procédure d’enquête s’effondre avant d’avoir véritablement débuté. C’est dans ce contexte que les rumeurs comportent un risque considérable. Pour Sunstein, les rumeurs renvoient à des affirmations qui se diffusent dans une population non parce qu’elles renvoient à des faits qui auraient été prouvés, mais plutôt parce qu’elles semblent être crues par d’autres personnes. Lorsque ces rumeurs portent sur un personnage public, leurs conséquences peuvent être catastrophiques non seulement pour cette personne, mais également pour l’ensemble du système : en effet, le marché des idées se grippe puisque certaines des opinions en « compétition » commencent leurs parcours avec un « handicap ».


Pire encore, de par leur fonctionnement même, les rumeurs tendent à favoriser une polarisation des opinions en « camps » distincts qui vont de moins en moins s’écouter. Comme pour toute information qui nous est communiquée par autrui, une rumeur est plus crédible si d’une part, elle correspond à ce que nous croyons déjà et si d’autre part, elle entre en résonance avec certains de nos espoirs — ou de nos craintes. Selon le milieu social auquel nous appartenons, l’exposition à une même information peut ainsi générer des croyances radicalement différentes. De plus, Sunstein met en évidence le fait que les rumeurs se propagent sous forme de cascades informationnelles. Ces dernières se produisent lorsqu’un petit groupe de personnes acceptent la véracité d’un fait – ou font comme si elles l’acceptaient – sans avoir pour autant réuni assez de preuves en sa faveur. Lorsque d’autres individus, qui n’ont pas véritablement réfléchi à la question, reprennent ce point de vue, ils deviennent à leur tour « porteurs » de cette affirmation. Ils n’ont même pas vraiment besoin d’y croire ; il suffit qu’ils ne mettent pas publiquement en doute un énoncé (de peur, par exemple, de perdre l’estime des membres de leur groupe) pour que de nouvelles personnes touchées par la rumeur pensent qu’ils y accordent du crédit. Par ricochet, cette croyance va donc toucher de plus en plus de gens, qui vont se dire qu’il est pour ainsi dire impossible qu’autant de personnes soient dans l’erreur : la cascade est lancée et l’extension de la rumeur peut alors être maximale. Enfin, Sunstein souligne un autre aspect important des rumeurs, mis en lumière par les psychologues sociaux. Lorsque des gens qui partagent plus ou moins les mêmes idées discutent ensemble d’une problématique, leur avis tend à être plus extrême au terme de leur délibération. La combinaison de ces différents processus a des conséquences assez désastreuses pour la vie démocratique. D’un côté, des croyances peu fondées, voire franchement erronées, se diffusent de plus en plus facilement en cascades informationnelles, grâce aux nouvelles technologies de l’information. De l’autre, le marché des idées perd son caractère « universel » en se divisant en sous-marchés susceptibles d’entretenir des idées de plus en plus divergentes sur des sujets où un accord collectif national est pourtant indispensable. Dès lors, comment se sortir d’une situation aussi calamiteuse pour le bien public ?


La première idée qui vient à l’esprit consiste tout simplement à corriger ces rumeurs. Mais les efforts visant à éteindre une rumeur ont souvent l’effet inverse. D’une part, les désagréments que nous infligent les situations de dissonance cognitive donnent un avantage aux informations facilement assimilables grâce à notre stock de croyances « déjà en place ». D’autre part, les efforts accomplis par un gouvernement, par exemple, pour contrecarrer une rumeur, risquent de constituer la preuve même qu’il y a « anguille sous roche ». En effet, pourquoi se donnerait-il tant de mal s’il n’y avait vraiment « rien à signaler » ? L’attention du public peut même se focaliser davantage sur la question en jeu et la cascade informationnelle risque alors d’atteindre des proportions gigantesques. Il semble donc qu’il n’y ait guère de solution au problème. Sunstein est cependant moins pessimiste. Tout d’abord, il propose une solution de stratège politique : pour combattre une rumeur, il est essentiel de passer par une source qui jouit d’une grande crédibilité parmi ceux qui s’en font les relais. Lorsqu’un de vos adversaires politiques dément une rumeur, celle-ci sera renforcée à vos yeux. Par contre, si une personnalité dont vous partagez les opinions et qui vous inspire confiance vous affirme qu’une rumeur est infondée, il y a de fortes chances pour que vous révisiez vos jugements. L’autre solution est juridique : à l’heure où les informations, vraies ou fausses, se diffusent à la vitesse de la lumière, il faut instaurer ce que Sunstein appelle un « chilling effect » (effet d’intimidation). Il s’agit d’effrayer tous ceux qui, par négligence ou malveillance, sont susceptibles d’attenter à la réputation d’autrui, et d’exclure ainsi leurs opinions du marché libre des idées. Bien que cela ne soit pas sans risque pour la liberté de parole, Sunstein pense que seule la crainte que la loi peut inspirer est en mesure de protéger le marché des idées des rumeurs malveillantes et infondées qui le dérèglent et par là même, menacent le bon fonctionnement de la démocratie.


Mais avant d’inviter le lecteur francophone à découvrir ce livre fascinant, il est peut-être utile d’ajouter une précision biographique. Les réflexions développées dans cet ouvrage ne sont pas simplement celles d’un intellectuel de haut vol qui viserait à mettre de l’ordre dans ses idées sur le monde politique. L’université Harvard a, en effet, accordé un congé exceptionnel au professeur Cass Sunstein, afin qu’il puisse prendre la tête de l’OIRA (Office of Information and Regulatory Affairs, l’équivalent du Bureau des affaires juridiques). Administrateur de cet organe essentiel du gouvernement américain, il collabore désormais au quotidien avec l’un de ses meilleurs amis à la Maison Blanche, qui n’est autre que Barack Obama, président des États-Unis d’Amérique…

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