Peter Baldwin, Le narcissisme des petites différences

Extrait

Extrait de l'introduction de Peter Baldwin, Le narcissisme des petites différences – États-Unis et Europe : stéréotypes et faits

(traduit de l’anglais par Margaret Rigaud et Frédérique Guérin © 2013 éditions markus haller)

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On a fait grand cas des différences transatlantiques dans les livres grand public et dans les médias. Mais il est perturbant de constater à quel point ces effusions, aussi sincères soient-elles, sont pauvres en faits et en fondements. La polémique et les vitupérations sont légion ; le genre dominant relève plus de la caricature que de la description. Il est temps d’examiner plus attentivement ce que nous savons vraiment. Ce livre est un essai fondé sur les chiffres. Dans cet ouvrage, j’étudie si et comment l’Europe diffère des États-Unis. J’offre un large éventail de données comparatives et quantifiables, une sorte de guide Baedeker qui juxtapose les deux rives de
l’Atlantique.


Il existe une vieille blague à propos d’un homme qui cherche les clés de sa voiture au pied d’un réverbère. Un passant l’aide à chercher pendant un moment et finit par lui demander s’il est sûr que c’est à cet endroit qu’il les a égarées. « Oh, non », répond le conducteur, « je les ai perdues là-bas ». « Pourquoi alors cherchez-vous ici ? », lui demande le passant. « Parce qu’ici, il y a de la lumière ». De la même façon, les données statistiques existantes pour chaque côté de l’Atlantique réduisent sérieusement les endroits où il est possible de chercher. L’analyse d’un certain nombre de thèmes, sur lesquels il serait possible d’apporter de la lumière avec des arguments quantifiables, pâtit souvent d’un manque de données. Et, qui plus est, la logique comptable n’est utile quand dans une certaine mesure. Mais les statistiques nous permettent au moins de faire un premier survol de notre terrain d’études et nous offrent la possibilité de faire des comparaisons fiables. Limitée mais démontrable, la documentation chiffrée nous libère des méandres de l’anecdote et des impressions et elle nous introduit dans le domaine du factuel et du vérifiable. L’objectif de ce livre n’est pas de rentrer dans des évaluations subjectives des différences ou similarités qualitatives. Les étagères des bibliothèques du monde entier croulent déjà sous le poids de tels ouvrages. Il s’agit plutôt de porter un regard objectif sur les données quantitatives, telles qu’elles se présentent. Je n’ai pas pour ambition de mettre un terme définitif au débat sur les différences transatlantiques (comme si cela était possible). Mon but est plutôt de briser le mur des préjugés, d’un coup net et très ciblé, basé sur des faits et des chiffres, pour faire ainsi bouger les a priori erronés qui sont devenus monnaie courante dans les journaux, les livres grand public et les conversations provenant des deux côtés de l’Atlantique.


En plus des débats populaires, chaque facette des contrastes présumés entre l’Europe et l’Amérique peut rassembler une armée d’universitaires versés dans les détails : experts en politique sociale, criminologues, chercheurs en sciences de l’éducation, étudiants en santé publique, écologistes, ou encore ceux qui pratiquent l’étude des religions. Je ne peux décemment espérer traiter scrupuleusement chacun de ces champs d’étude ni épargner aux spécialistes la sensation que leur discipline a été malmenée. Il me faut donc les prier d’être indulgents et rappeler combien il est difficile de présenter la vue d’ensemble la plus large possible d’une partie du monde si étendue. Ce qui m’inquiète, ce ne sont pas tant les subtilités propres à ces champs d’étude spécialisés que les perceptions populaires des différences de part et d’autre de l’Atlantique et la façon dont ces perceptions façonnent le consommateur moyen de presse, de reportages de télévision, d’Internet, et l’attitude de ces Américains et de ces Européens qui en savent suffisamment les uns sur les autres pour se faire une opinion. Ce n’est donc pas un aspect particulier des relations transatlantiques que je désire étudier, mais leur entière gestalt. Il y a, si je puis m’exprimer ainsi, une totalité idéologique dans la ligne de fracture primordiale que l’on dit parcourir l’espace nord-atlantique. Chaque aspect semble renforcer et confirmer les autres. Aborder seulement l’un ou l’autre de ces aspects en détail ne conduirait nulle part. Adopter une vue d’ensemble statistique me semble plus prometteur.


Anticipant ma conclusion, je dirai que les données présentées dans ce livre montrent deux choses. Tout d’abord, l’Europe n’est pas un continent cohérent ou unifié. L’éventail des différences au sein même de l’Europe occidentale est beaucoup plus large que ce que l’on imagine habituellement. Ensuite, à quelques exceptions près, les États-Unis correspondent à la plupart des mesures chiffrées que j’ai pu trouver. Il est donc possible de conclure, soit qu’il n’y a pas d’identité européenne cohérente soit, s’il y en a une, que les États-Unis forment un pays tout aussi européen que les candidats habituels. Ou encore, pour l’exprimer autrement, l’Europe comme les États-Unis font partie d’un regroupement fourre-tout commun, appelé parfois Occident, communauté Atlantique, monde développé, ou que sais-je encore. Les États-Unis ne sont pas la Suède, bien-sûr. Mais l’Italie non plus n’est pas la Suède, ni la France, ni même l’Allemagne. Et peut-on dire que la Suède représente l’Europe, ou que le Vermont représente les États-Unis ?


Sigmund Freud a inventé l’expression de « narcissisme des petites différences » pour évoquer l’énergie intense déployée pour décortiquer des divergences qui, aux yeux d’un observateur impartial, peuvent sembler triviales et sans conséquence. L’origine psychologique d’une telle attitude, selon Freud, est la tentative d’affirmer une solidarité intercommunautaire par opposition à un outsider qui n’est parfois pas aussi « autre » que ses ennemis en puissance l’aimeraient. Son extranéité doit donc être élaborée de façon narcissique avec force détails. Parmi les exemples que donne Freud pour illustrer ce qu’il appelle les petites différences, on trouve celles qui séparent les Espagnols des Portugais, les Allemands du nord de ceux du sud, les Anglais des Écossais. S’il s’était arrêté là, nous pourrions convenir avec lui que tout cela n’était rien de plus que « la satisfaction pratique et relativement bénigne d’un penchant pour l’agression ». Nous le pourrions, à condition d’accepter que les Highland clearances en Écosse, par exemple – ou encore les guerres d’unification menées par Bismarck entre les Prussiens et, entre autres, les Bavarois, – glissent dans ce monde crépusculaire où les luttes sanglantes du passé entre ennemis jurés se sont effacées des mémoires pour ne devenir qu’allusion historique entre alliés du présent. Mais les autres exemples utilisés par Freud pour illustrer ce qu’il considère comme de petites différences sont moins triviaux. Ils illustrent la gravité des enjeux : les communistes et leurs adversaires bourgeois en Russie soviétique et (dans un livre publié en 1930) les chrétiens et les juifs. Freud n’était pas un philosophe politique, pas plus qu’il n’élaborait son thème en profondeur. Nous n’avons pas besoin, me semble-t-il, d’accepter ses exemples de petites différences comme étant très significatifs. Malgré tout, nous pouvons tirer bénéfice de ses réflexions sur ces différences dont la divergence objective est tellement mince qu’elle ne peut justifier la ferveur féroce avec laquelle elles sont élaborées.


La conclusion de ce livre, selon laquelle la zone nord-atlantique est caractérisée par de nombreuses affinités peu connues, ne sera pas du goût de tout le monde. En Europe, cela pourra être interprété comme une apologie de l’Amérique de la part des néo-conservateurs, apologie qui n’assumerait pas ses propres convictions, à savoir que les États-Unis sont et veulent être différents. Cela pourra être perçu comme une tentative de démontrer que les choses ne vont pas si mal aux États-Unis et donc comme un livre qui prend quelques arrangements avec la réalité. Les conservateurs américains trouveront sûrement dérangeant que les divergences qui séparent les États-Unis et l’Europe soient bien plus minces qu’ils ne le croient – ou qu’ils ne le souhaitent. Cependant, je m’attends à ce que ce soient avant tout les libéraux américains qui soient perturbés par ce livre. Ils risquent d’être fâchés par ce qu’ils interpréteront comme un soutien du statu quo. Les libéraux américains apprécient d’avoir une image idéalisée de l’Europe sous la main pour critiquer la politique américaine. Si les Européens aiment pouvoir se servir de l’image d’une Amérique dégoûtante pour donner de l’éclat aux qualités de leur propre continent, les libéraux aux États-Unis ont besoin d’une Europe vertueuse, et encore plus d’une Europe qui soit différente des États-Unis et qui puisse représenter l’objectif à atteindre lorsqu’il s’agit de définir leurs propres ambitions et trajectoires politiques.


J’aimerais inviter mon lectorat à envisager la possibilité que les réactions potentielles à ce livre que je viens d’évoquer en disent plus sur le lecteur que sur ce qu’il lit. J’ai écrit ce livre avec la conviction que la politique étrangère américaine a tellement contaminé les relations entre l’Europe et les États-Unis qu’elle a affecté les perceptions plus générales des différences qui divisent la région nord-atlantique en réalité. Le débat a dégénéré en prise de position idéologique motivée par des tactiques politiques et des enjeux locaux. De grands chaudrons de soupe rhétorique ont été mis sur le feu à partir de miettes de preuves. Il est temps de rajouter de la chair empirique à cette recette. Le fait d’arguer, comme ce livre le fait, que les différences de part et d’autre de l’Atlantique ne sont pas aussi grandes qu’on ne le pense généralement n’équivaut pas à minimiser les succès de l’Europe, ni à dissimuler les déficiences des États-Unis. Il s’agit de tendre vers un portait juste des deux côtés de l’Atlantique. Et de suggérer qu’un regard perspicace révèle que les points communs de chaque côté sont plus grands que les différences. En fait, il se peut bien que la volonté de cultiver les quelques divergences restantes soit narcissique, comme Freud nous l’avait signalé. Dans tous les cas, il est très probable que l’élection de Barack Obama et la mise en place de sa nouvelle administration à Washington, améliorant huit années d’antagonisme transatlantique, contribueront à rendre plausible les arguments avancés ici.


Les lecteurs argueront peut-être que des chiffres différents pourraient être trouvés pour certaines des données présentées ici, ou que le tableau que je brosse est déséquilibré. Que les États-Unis diffèrent profondément de l’Europe est un « fait » si souvent affirmé qu’il a fini par ne devenir qu’une partie de ce que nous pensons intuitivement déjà savoir. Le discours sur la différence radicale est trop souvent le prisme conceptuel à travers lequel nous voyons à la fois l’Europe et les États-Unis : un point de départ philosophique plus qu’une question à examiner. Ce livre a donc pour objectif de lancer un débat qui n’a pas encore eu lieu, ou plutôt qui a pris place dans une atmosphère quasiment dépourvue de données.

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