Brian Leiter, Pourquoi tolérer la religion ?

Extrait

Préface à Brian Leiter, Pourquoi tolérer la religion ? Une investigation philosophique et juridique

(© 2014 éditions markus haller)



Préface à l’édition française

Par Pierre Brunet

Les croyances religieuses sont-elles des croyances comme les autres ? Méritent-elles qu’on leur réserve une sphère à part et que ceux qui s’en réclament puissent, par leur simple conscience religieuse, se soustraire aux lois de l’État ? Le « respect » que les religions inspirent à certains et qu’ils finissent par exiger de nous, est-il autre chose que la simple tolérance à laquelle toute vie en commun suppose que nous fassions place dès lors que nous renonçons à l’état de guerre larvée dans lequel nous plonge l’état de nature si bien décrit par Hobbes et souhaitons accéder à l’état civil ? Autrement dit : pour quelles bonnes raisons l’État devrait-il se faire plus tolérant à l’égard des croyances religieuses qu’à l’égard de toute autre croyance ?

Avec toute la finesse et l’intelligence distinguée dont il est capable – et que ses nombreux ouvrages et articles en philosophie morale, politique et juridique ne cessent de montrer depuis bien longtemps – Brian Leiter s’attaque à l’une des questions les plus délicates et les plus actuelles, qui donne bien souvent lieu à des jugements aussi arrêtés qu’atterrants.

Soulignons tout de suite que la question est posée en philosophe et non en sociologue, pas plus qu’en juriste ou en psychologue. Et, doit-on ajouter, en philosophe qui continue d’adhérer à une démarche analytique. De sorte que, au lieu de scruter l’arrière-plan historique afin d’y déceler les réponses anciennes, Brian Leiter s’attache à construire le problème au présent et à en observer les solutions possibles. La démonstration déroutera peut-être ceux qui, le lisant en français dans l’excellente traduction qui nous est proposée et habitués à la philosophie continentale ou francophone, s’attendraient à ce que l’on convoque le ban et l’arrière-ban pour animer une conversation entre tous les grands auteurs classiques. Certes, de ceux là on en trouvera quelques-uns. Ainsi, Brian Leiter reconnaît-il sa proximité avec ce qu’il appelle « la bonne posture nietzschéenne », qui lui permet d’avancer l’idée que « la fausseté de croyances et/ou leur manque de justification épistémique ne constituent pas nécessairement des objections à ces croyances » car, même fausses, de telles croyances sont « des conditions nécessaires de la vie elle-même, et ainsi d’une valeur considérable, et certainement suffisante pour justifier la tolérance ». Pour autant, Brian Leiter ne se contente pas de reproduire les positions de celui auquel il a consacré de nombreux travaux. Il ne s’en sert pas non plus comme d’un masque ni même d’un refuge ou encore d’un prétexte pour tirer sa propre épingle du jeu. C’est donc à découvert, et les poches à peine remplies de menues références – Rawls et Mill lui suffisent largement – qu’il part à la recherche d’un éventuel argument de principe en faveur de la tolérance de la religion « en tant que religion ».

Construisant au passage chaque concept qui sert à sa démonstration, explicitant les présupposés de ceux dont il commente et réfute les thèses, le tout comme en passant, menant son petit bonhomme de chemin, il vous conduit par la main au travers de la complexité sans jamais vous perdre ni vous abandonner. Et l’air de rien – ou plutôt avec l’air ingénu de celui qui se saisit du problème comme pour la première fois –, il ruine quelques-unes des belles positions de principe de ceux qui se paient volontiers de mots, ces phraseurs contemporains à la matraque un peu lourde pour leur propre poignet, tels ceux qui se remplissent la bouche du « respect » que mériteraient les religions ou nous cognent sur la tête en même temps qu’ils se frappent la poitrine en invoquant des « normes de rationalité » au terme desquelles nous ferions mieux de supposer l’existence de Dieu plutôt que chercher midi à quatorze heures.

C’est que Leiter a conscience de vivre dans une société américaine frappée d’un mal, sinon nouveau du moins récemment exprimé, celui de « l’hyper-religiosité » que traduisent certaines enquêtes sociologiques, lesquelles nous apprennent qu’une vaste majorité de la population interrogée avoue refuser catégoriquement d’élire un athée à une fonction publique. Cette même majorité n’éprouverait en revanche aucune difficulté à voter pour « des gays ou des lesbiennes, des musulmans et des juifs ». (Il y aurait d’ailleurs beaucoup à dire sur le mélange des genres que cette courte liste évoque, mais restons-en là).

Brian Leiter ne cherche pas à expliquer le « miracle » (pour reprendre l’expression de l’admirable John Mackie) que constitue cette persistance, au sein de sociétés sécularisées, de la croyance en une entité métaphysique pour laquelle il n’a jamais existé – ni n’existera jamais, on peut en mettre sa tête ou son bras à couper – la moindre preuve. Et ce alors que ces mêmes sociétés vivent dans l’exigence permanente de la preuve juridique, de l’exactitude scientifique, du calcul économique, de la technicité managériale. Sans doute la meilleure explication, si tant est que ce mot ait un sens ici, est-elle à trouver ailleurs que dans la philosophie. On se met à penser à ce personnage de l’ultime roman de Philip Roth, Nemesis, ce professeur de sport, juif de Newark, accablé de tristesse devant la mort de plusieurs enfants dont il s’occupe à l’été de 1944, emportés par l’épidémie de polio que la fournaise estivale attise et qui en vient à nourrir une animosité non contre un groupe d’Italiens du quartier d’à côté prétendant venir se venger des Juifs en leur « donnant » le virus, ni même contre le virus de la polio, mais contre celui qui l’a créé en même temps qu’il créait les hommes et le monde, bref contre Dieu lui-même. Et on mesure alors combien la croyance en Dieu peut paraître nécessaire combien l’explication par la causalité, que Hume a si bien contestée dans ses Dialogues sur la religion naturelle, peut être utile et rassurante. Dès lors qu’on a une cause, on peut enfin lui imputer tous nos malheurs et parfois, selon notre humeur, quelques-uns de nos bonheurs aussi – ceux que notre vanité naturelle voudra bien lui laisser.

Même si cet arrière-plan là ne peut être évacué, le sujet est ailleurs : le miracle a pris, n’en parlons plus – il faut donc vivre avec. Et nous y voilà, justement : quelle sera la limite ?

La stratégie adoptée par certains États fut, on le sait, de construire une autre religion. Qu’on lui donne, en français – et surtout en France –, le nom de laïcité, de neutralité ou de République, peu importe : le résultat visé est bien de substituer aux religions établies par l’histoire, une religion construite par le droit, une religion « juridique » en somme. La difficulté est que l’État manque un peu d’imagination. Il construit donc avec ce qu’il a sous les yeux : d’où une forte propension à calquer sa religion étatique sur les dogmes dominants à un moment donné, en présumant ou préjugeant que s’ils le sont un jour, ils le seront toujours. On sait combien le calcul est hasardeux et notre époque nous le prouve un peu plus chaque jour. Le pire est cependant qu’au lieu d’adapter ses prétentions à la neutralité – terme ô combien trompeur puisqu’il dissimule en réalité une conception du Bien propre à l’État, n’en déplaise aux illusions libérales et à l’évolution des pratiques et croyances religieuses, l’État campe, s’arc-boute et se crispe sur quelque position de principe, au point de finir par apparaître comme lancé dans une chasse aux nouvelles sorcières religieuses.

On ne s’étonnera donc pas de lire chez Brian Leiter que la laïcité à la française n’est pas immédiatement compatible avec cette « tolérance par principe » envers les croyances religieuses qu’il cherche à identifier, notamment lorsqu’elle s’attaque à des pratiques pour lesquelles, selon lui, aucune preuve ne permet d’établir qu’elles violent le principe de non nuisance. L’analyse qu’il propose a la distance que confère l’éloignement. Elle ne se veut pas historique mais purement conceptuelle. On lui reprochera sans doute d’être aussi froide que les concepts qu’elle mobilise. Elle a toutefois le mérite de nous obliger à repenser cette même laïcité de façon quelque peu rétrospective et à nous demander, notamment, sur quoi repose l’interdiction du voile dans les écoles publiques et, avec lui, de tous les signes ostentatoires ? Bien évidemment, ce n’est pas pour empêcher la diffusion de mensonges qui ne mériteraient pas d’être entendus. C’est donc pour prévenir le risque de nuisance. Quel risque ? Quelle nuisance ? La transformation d’une sphère publique où les individus interagiraient non plus en tant qu’individus mais sur la base de leurs identités religieuses ? Sans doute oui. Mais a-t-on jamais évalué ce que l’interdiction du voile à l’école avait engendré de revendications en faveur d’un traitement différencié fondé, précisément, sur l’appartenance religieuse ? Mieux encore, a-t-on jamais véritablement pris en compte le fait qu’il ne suffit pas d’interdire un comportement ou un vêtement pour faire advenir des individus dans la sphère publique en tant qu’individus et non en tant que membres d’une communauté religieuse ? Le chiffon rouge du communautarisme que les défenseurs de la laïcité à la française agitent avec toujours plus de vigueur semble aujourd’hui bien trop souvent noyé dans la poussière aveuglante que produit l’absence d’un projet républicain digne de ce nom, quand ce n’est pas dans le nuage de contradictions qui résultent des nombreuses exceptions dont bénéficient certains rites au détriment des autres. Ajoutons, pour enfoncer le clou, qu’en la matière, le passé semble justifier une reconnaissance toujours plus forte tandis que le présent sert, lui, à nourrir toujours plus de préjugés. Et remarquons, pour en finir avec ce point, qu’il n’est – étrangement – pas question chez Brian Leiter de l’interdiction du port du voile intégral laquelle, n’en doutons pas, aurait pu donner lieu de sa part, et compte tenu des arguments qu’il mobilise, à une lecture plus sévère encore.

Nul doute donc que certains des propos de Brian Leiter agaceront les lecteurs avides de grandes vérités dogmatiques et définitives sur les bienfaits de la tolérance, les méfaits de la religion – ou l’inverse ; de même que se détourneront de lui les pratiquants ou partisans de professions de foi tièdes et d’un œcuménisme bon teint et moralisateur, qui voudraient que les croyances religieuses soient revêtues de la solennité dont leurs adeptes les investissent. Comme si l’on devait croire à leurs paroles autant qu’eux-mêmes, comme si la seule invocation de cet « être métaphysique » qu’est le Dieu monothéiste, devait nécessairement l’emporter sur toute autre croyance. Et pourtant… En admettant que Dieu ne soit pas mort, est-ce vraiment trop demander à ses fidèles que de mettre un peu d’eau relativiste dans leur vin d’absolu ?

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