Roy F. Baumeister & John Tierney, Le pouvoir de la volonté

Extrait

Extrait du chapitre premier de Roy F. Baumeister & John Tierney, Le pouvoir de la volonté – La nouvelle science du self-control

(traduit de l’anglais par Margaret Rigaud © 2014 éditions markus haller)

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Le mystère des chaussettes sales

Dans les années 1970, le psychologue Daryl Bem compila une liste de comportements afin de déterminer ce qui différenciait les gens consciencieux des autres. Il pensait trouver une corrélation positive entre les deux comportements suivants : « rend ses devoirs à temps » et « porte des chaussettes propres ». En effet, selon lui, ces deux comportements révélaient tous deux un esprit consciencieux. Or, quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’il découvrit que cette corrélation était parfaitement négative dans les données qu’il avait obtenues au cours de son enquête auprès des étudiants de Stanford, là où il enseignait.

« Apparemment, les étudiants doivent choisir entre faire leurs devoirs tous les jours et changer de chaussettes tous les jours, ils ne peuvent pas faire les deux », déclara-t-il en plaisantant.

Il passa bientôt à autre chose, mais quelques dizaines d’années plus tard, d’autres chercheurs se sont demandé s’il n’y avait pas un fond de vérité dans cette remarque. Deux psychologues australiens, Megan Oaten et Ken Cheng envisagèrent alors la possibilité que ces étudiants aient été atteints de quelque chose comme l’épuisement de l’ego, que l’on avait découvert grâce à l’expérience des radis. Ces psychologues commencèrent par faire passer des tests en laboratoire à des étudiants, afin d’évaluer la capacité qu’ils avaient à se contrôler au cours de différentes périodes du semestre. Cela confirma leur hypothèse, à savoir que la performance des étudiants allait être relativement moins bonne en fin de trimestre, parce que leur volonté était affaiblie par le travail qu’ils avaient fourni pour passer leurs examens et rendre leurs travaux. Mais cette détérioration du comportement ne se limitait pas à ce que montraient des tests de laboratoire sophistiqués. Lorsqu’on leur posait des questions sur d’autres aspects de leur vie, on voyait clairement que Bem n’avait pas obtenu ses résultats sur les chaussettes sales par coïncidence. Au cours de la période des examens, les étudiants commençaient à se laisser aller, et toutes sortes de bonnes habitudes partaient en fumée.

Ils arrêtaient de faire de l’exercice. Ils fumaient plus de cigarettes. Ils buvaient tellement de café et de thé que leur consommation de caféine doublait. On aurait pu excuser ce surplus de caféine en disant qu’ils en prenaient autant pour mieux travailler, sauf que si c’était vrai qu’ils travaillaient plus dur, on aurait pu s’attendre à ce qu’ils consomment moins d’alcool, ce qui n’était pas le cas. Certes, il y avait moins de fêtes étudiantes pendant la période des examens, mais cela n’empêchait pas les étudiants de boire autant que d’habitude. Ils arrêtaient de manger sainement. Leur consommation de « malbouffe » augmentait de 50%, mais ce n’était pas parce qu’ils croyaient tout d’un coup aux bienfaits nutritionnels des chips pour le cerveau. Ils cessaient simplement de faire attention aux nourritures malsaines qui font grossir pendant qu’ils se concentraient sur leurs examens. Ils étaient également moins prompts à rappeler les personnes qui avaient essayé de les joindre par téléphone, à faire la vaisselle, et à laver les sols. Les examens de fin d’année s’accompagnaient d’un certain laisser-aller dans tous les domaines de l’hygiène personnelle que nous avons étudiés. Les étudiants montraient moins d’empressement à se brosser les dents et à se servir du fil dentaire. Ils se lavaient moins souvent les cheveux et se rasaient moins régulièrement. Et, comme vous l’aviez sans doute deviné, ils portaient des chaussettes sales et la propreté de certains de leurs autres vêtements laissait également à désirer.

Était-il possible que cela ne fasse que refléter un changement de priorité, en somme une décision pratique, quoiqu’un peu malsaine ? Peut-être s’agissait-il de gagner du temps afin de pouvoir travailler plus ? En fait, pas vraiment. Pendant les examens, les étudiants nous disaient passer plus de temps avec leurs amis au lieu de travailler, donc exactement l’opposé d’un comportement raisonnable et pragmatique. Certains étudiants nous disaient que leurs habitudes de travail se détérioraient pendant la période des examens, ce qui n’était sans doute pas ce qu’ils auraient souhaité. Quoiqu’ils aient sans doute mis toute leur volonté à essayer de se forcer à travailler plus dur, ils finissaient en réalité par en faire moins. De même, ils nous disaient faire la grasse matinée plus souvent et faire des dépenses impulsives. Il n’était certes pas raisonnable que ces étudiants fassent du shopping pendant les examens, mais ils étaient moins capables que d’habitude de réfréner leurs achats. Ils étaient également plus souvent irritables ou de mauvaise humeur, et avaient tendance à se mettre en colère ou à tomber dans le désespoir. Il est possible qu’ils aient attribué ces excès au stress que leur causait la période des examens, parce que c’est une idée répandue que le stress cause ce genre d’émotions. En réalité, ce que le stress provoque, c’est un affaiblissement de la volonté, ce qui nous rend moins capables de dominer nos émotions.

Récemment, les conséquences de l’épuisement de l’ego ont été démontrées avec encore plus de précision par l’étude qui fut menée en Allemagne avec les bipeurs et que nous avons déjà évoquée dans l’introduction). Les bipeurs dont Baumeister et ses collègues se sont servis pour s’enquérir des désirs qui assaillaient leurs sujets expérimentaux tout au long de la journée leur ont permis de déterminer à quel point ces sujets devaient faire appel à leur volonté au fur et à mesure que la journée passait. Comme on pouvait s’y attendre, plus ils faisaient un effort de volonté important, plus ils avaient tendance à succomber à la première tentation qui se présentait par la suite. Lorsqu’un nouveau désir faisait naître en eux un conflit du type « Ça me tente vraiment mais je ne devrais pas », ils y succombaient plus rapidement lorsqu’ils avaient déjà lutté contre d’autres tentations, particulièrement quand cette nouvelle tentation suivait de près la précédente.

Les adultes allemands ainsi que les étudiants américains qui finissaient par succomber à la tentation s’accusaient sans doute d’un défaut de caractère : « Je n’ai pas assez de volonté ». Or, ils avaient tous eu suffisamment de volonté pour résister à des tentations du même type un peu plus tôt dans la journée, ou dans le semestre. Alors qu’était-il arrivé à leur volonté ? Était-ce qu’ils n’en avaient plus du tout ? C’était possible, mais on pouvait aussi donner une autre interprétation aux résultats de ces recherches sur l’épuisement de l’ego. Peut-être qu’en réalité, au lieu d’épuiser notre volonté, nous la gardons en réserve – que ce soit consciemment ou inconsciemment. Un des étudiants de recherche de Baumeister, Mark Muraven, s’est penché sur la question de la conservation de la volonté, et a continué à l’étudier jusqu’à ce qu’il devienne lui-même professeur à l’université d’État de New York, à Albany. Là, suivant la procédure habituelle, il a commencé par demander à ses sujets expérimentaux de faire des exercices, afin de diminuer leur volonté. Tout en les préparant à la deuxième étape, il a ensuite mis leur persévérance à l’épreuve en les avertissant qu’ils auraient de nouvelles tâches à accomplir dans un troisième temps. Cela les incita à se relâcher pendant la deuxième étape : qu’ils en soient conscients ou non, ils conservaient de l’énergie pour le dernier effort qu’ils auraient à fournir.

Muraven essaya ensuite de voir ce qui se passerait s’il modifiait la deuxième étape de cette expérience. Avant de tester la persévérance de ses sujets expérimentaux, il leur annonça que les bonnes performances recevraient une récompense financière. L’argent fit des miracles. Ils se découvrirent immédiatement assez de réserves pour réussir. À les voir, on n’aurait jamais cru que leur volonté venait d’être mise à l’épreuve. Ils étaient comme ces coureurs de marathon qui ont un second souffle à la vue du prix qui les attend sur la ligne d’arrivée.

Or, que se passerait-il si l’on disait à ces coureurs, une fois ce prix à portée de la main, qu’ils ont encore un kilomètre et demi à faire avant d’atteindre la ligne d’arrivée ? C’est à peu près ce que Muraven fit avec ceux de ses sujets qui avaient gagné de l’argent en persévérant au cours de la deuxième étape de son expérience. Il patienta jusqu’à ce qu’ils obtiennent des résultats exceptionnels avant de les informer qu’ils n’avaient pas encore tout à fait fini, et qu’une série de tests de persévérance les attendait encore. Comme on ne les avait pas avertis à l’avance, ils n’avaient pas conservé leur énergie, et leurs performances furent particulièrement mauvaises. En fait, plus leur réussite avait été grande au cours de la deuxième étape, plus leur défaite était marquée au cours de la troisième. Ils étaient maintenant comme des coureurs de marathon, claudiquant vers la ligne d’arrivée en se laissant dépasser par tout le monde, parce qu’ils avaient mis le pied à l’étrier trop tôt.

Les leçons de la rue et du labo

Bien que la vie d’Amanda Palmer paraisse très bohème, elle a néanmoins un côté tout à fait bourgeois. Demandez-lui si elle a de la volonté et elle vous répondra qu’elle n’en a jamais eu assez : « Je ne pense pas du tout être quelqu’un de discipliné ». Mais insistez un peu, et elle vous dira que les six ans qu’elle a passés à faire la statue vivante ont augmenté sa ténacité.

« Le théâtre de rue m’a donné une volonté de fer », dit-elle. « Les heures que j’ai passées, juchée sur ma caisse, m’ont appris la concentration. Se produire sur scène, c’est savoir rester attaché au mât de l’instant présent, sans se déconcentrer. Je suis vraiment nulle quand il s’agit de faire des plans stratégiques à long terme, mais je sais très bien travailler dur et ne pas me laisser distraire quand j’ai un seul objectif en vue. Lorsque je n’entreprends qu’un projet à la fois, je suis capable de me concentrer dessus pendant des heures. »

C’est plus ou moins ce qu’ont montré des études menées sur des milliers de personnes, que ce soit en laboratoire ou non. Il y a deux leçons à tirer de toutes ces expériences :


La quantité de volonté que nous avons est limitée et elle se réduit au fur et à mesure que nous l’utilisons.
Nous puisons dans le même stock de volonté pour effectuer toutes sortes de tâches.

Vous pensez peut-être que vous avez des réserves de self-control différentes quand vous travaillez, quand vous suivez un régime, quand vous faites de l’exercice, et quand vous vous montrez gentil envers votre famille. Cependant, l’expérience des radis a montré que l’origine de l’énergie nécessaire à deux activités qui n’ont aucun rapport – résister à la tentation de manger du chocolat et résoudre des problèmes de géométrie – est la même, et d’autres expériences l’ont souvent confirmé depuis. Il y a des liens secrets entre les choses si diverses que nous faisons chaque jour. Nous puisons dans les mêmes réserves de volonté lorsque nous gérons la frustration que nous causent les embouteillages, lorsque nous nous retenons de manger ce dont nous avons envie, et lorsque nous gardons notre calme face à des collègues agaçants, des employeurs difficiles à satisfaire, et des enfants qui font la tête. Résister à un dessert à la fin du déjeuner, c’est avoir moins d’énergie pour complimenter son employeur sur son affreuse coupe de cheveux. Les expériences sur l’épuisement de l’ego confirment les histoires qu’on raconte parfois sur les gens frustrés qui donnent des coups de pied à leur chien en rentrant du travail, même si de nos jours, les travailleurs ne sont en général pas si méchants avec leurs animaux domestiques. Aujourd’hui, ils ont plutôt tendance à être désagréables avec ceux avec qui ils vivent.

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