Jay F. Rosenberg, Philosopher – Kit de démarrage

Extrait

Extrait de Jay F. Rosenberg, Philosopher : Aperçu général

 

Cet ouvrage a été écrit pour servir deux buts bien distincts. Le but plus immédiatement concret est de fournir aux étudiants qui viennent de commencer la philosophie quelques conseils. Ces conseils leur permettront d’aborder plus facilement une entreprise intellectuelle qui a des chances de leur apparaître au premier abord comme profondément étrange. Les diverses façons de faire de la philosophie apparaissent souvent à la plupart des débutants comme arbitraires, sans intérêt et triviales — tout en leur semblant bien plus difficiles que prévu et bien plus irritantes qu’on ne pourrait l’exprimer. L’autre but de ce manuel, et sans doute le plus important des deux, est d’expliquer pourquoi la philosophie suscite de telles réactions et ce qui en elle suscite ce genre d’impressions.


En fait, la philosophie est profondément différente de la quasi-totalité des autres disciplines académiques que l’on peut actuellement trouver dans nos universités. Comment et pourquoi la philosophie diffère des autres disciplines, telle est la question qui constitue le sujet moins concret mais plus important de mon ouvrage. Néanmoins, dans la mesure où la philosophie est différente, il est inévitable qu’un cours de philosophie ait d’autres exigences vis-à-vis de ses étudiants que les autres formes d’études universitaires. La nature spécifique de ces exigences et comment faire pour les remplir (je fournirai quelques indices à ce sujet) constitue mon sujet plus concret. Un troisième point que j’aimerai parvenir à communiquer dans cet ouvrage, même si mes espoirs à ce sujet sont minces, concerne le sentiment de libération, de satisfaction et même de joie qui peut être atteint à travers la pratique de la philosophie. Il s’agit là de quelque chose que chacun d’entre nous doit trouver (ou pas) par lui-même. En restant réaliste, je peux au mieux espérer que tout ce que je parviens effectivement à communiquer dans cet ouvrage pourra faciliter la découverte de ce type d’expérience.


Mais d’abord, il me faut vous mettre en garde contre certaines choses. Tout d’abord, ce manuel porte avant tout sur la technique. Par conséquent, et à mon grand dam, il a toutes les chances d’être plutôt aride. Un texte de philosophie original et visionnaire nous enrichit tout en nous stimulant, mais le présent ouvrage entretient vis-à-vis de ce genre d’écrits le même type de relation qu’un manuel de menuiserie artisanale entretient avec une chaise finement ouvragée à la manière de Thomas Chippendale. Lire un ouvrage comme celui que tenez entre vos mains ne produira pas le sentiment de libération, de satisfaction et de joie dont j’ai parlé quelques lignes plus haut, tout comme lire un manuel de menuiserie ne produit pas de chaise finement ouvragée. L’astuce consiste, en plus d’une sacrée dose de chance, à maîtriser les techniques décrites dans le manuel d’artisanat et à les mettre en oeuvre. Et, en plus d’être difficile, cela suppose presque toujours de commettre quelques erreurs en chemin. La première chaise produite par Chippendale était sans doute une horreur qui tenait à peine sur ses pieds.


Une autre conséquence regrettable du fait de mettre l’accent sur la technique est que l’on atteint rapidement les limites de ce qui peut être enseigné. En effet, la dure vérité est tout simplement que, quand bien même il existerait des techniques pour créer, découvrir, être perspicace et comprendre, il n’en reste pas moins qu’il serait impossible de les enseigner. Vous pouvez apprendre à quelqu’un comment regarder, mais vous ne pouvez pas lui apprendre comment voir. Tout comme on peut apprendre à quelqu’un à chercher, mais pas à trouver. Les sujets dont traite ce manuel appartiennent au genre de choses qui peuvent être enseignées : la mise en ordre et l’interprétation, la façon de présenter et les arguments, autrement dit des techniques pour raffiner des matériaux conceptuels bruts. En revanche, les matériaux bruts nécessaires à la perspicacité, tant critique que productive, ne sont pas fournis avec la technique et devront être acquis séparément. Le sens critique et l’originalité du créateur ne peuvent pas être enseignés. Ils peuvent au mieux être nourris, améliorés et mûris. Mais même là, nous ne connaissons que les deux moyens suivants : se familiariser avec la configuration du terrain et, après cela, s’entraîner, s’entraîner et encore s’entraîner. Les deux prennent du temps et requièrent une certaine maîtrise de soi. Il n’y a pas d’autre moyen de se familiariser que lire encore et encore et la seule façon de s’entraîner consiste à écrire encore et encore. Ce manuel ne figure pas parmi ces lectures : il vise plutôt à les complémenter. De même, pour ce qui concerne l’écriture, le mieux reste d’écrire au sujet de ce que vous venez de lire. Mais j’ai ajouté au présent ouvrage un appendice listant divers casse-têtes et citations qui peuvent fournir ou suggérer des sujets d’écriture adaptés à ceux qui feraient leur premier pas dans l’écriture philosophique.


Un troisième avertissement, d’une nature plutôt différente, concerne la façon de faire de la philosophie qui a influencé le présent manuel. Dans le monde occidental, il y a de nos jours deux approches principales en philosophie, correspondant chacune à un côté différent de la Manche (si l’on simplifie un peu). La façon anglo-saxonne de faire de la philosophie est souvent qualifiée « d’analytique » ou de « linguistique », tandis que la façon continentale est souvent qualifiée « d’existentialiste » ou de « phénoménologique ». Il s’agit là, bien évidemment, de catégories pour le moins lâches et vagues. On trouve partout des adeptes des deux approches, qui peuvent d’ailleurs se mélanger (dans un équivalent philosophique du tunnel sous la Manche) et se décliner en une succession de nuances pour lesquelles n’existe aucun label utile. Mais ce manuel est clairement ancré dans la façon analytique de faire de la philosophie. Le type de difficultés, de problèmes et de questions qu’il juge appropriés de soulever et le type de solutions qu’il défend et décrit sont influencées par une adhésion profonde à cette façon de faire, et par conséquent la reflète. Il n’y a rien de mal à ça — il est inévitable de préférer une façon de faire à une autre — mais il est utile de mentionner qu’il existe d’autres options parfaitement respectables, en particulier dans une oeuvre qui se veut introductive.
Outre cette préférence pour une certaine façon de faire la philosophie, d’autres engagements personnels contribuent à donner à ce livre la forme qui est la sienne. Tout livre a un auteur. Par conséquent, qu’importe le livre, nul sujet ne sera assez abstrait ou mondain, nulle prose universitaire assez aride ou épurée pour prévenir toute influence des idiosyncrasies, préjugés, présupposés et orientations idéologiques d’un individu, ne serait-ce que parce que ce qui y est mentionné ou pas dépend des choix de son auteur. Le présent ouvrage ne constitue en rien une exception. Il ne s’est pas écrit tout seul : je l’ai écrit. Comme la plupart des auteurs, je suis une personne assez complexe. Je suis livré avec tous les accessoires : croyances, désirs, compétences, idéaux, préférences, buts, intentions et valeurs. Une partie de ces accessoires déterminent ce qui se trouve dans ce livre, ce qui n’a rien d’étonnant. Je suis convaincu que les engagements qui en font partie sont largement partagés, utiles et peuvent (voire devraient, selon une des valeurs mentionnées plus haut) être défendus sur une base rationnelle. S’il s’agissait ici d’un texte de mathématiques, pour prendre un exemple parmi d’autres, il serait inutile de mentionner de telles choses. Cela irait sans dire. Mais, en philosophie, il est utile de les expliciter. Et dans ce qui suit immédiatement, je voudrais présenter plusieurs des raisons qui expliquent cette utilité.

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