Adam Przeworski, A quoi bon voter ?

Extrait

1. Introduction générale

Nous choisissons nos gouvernements au moyen d’élections. D’abord, chaque parti présente son programme et son candidat ; ensuite, nous votons et l’un des candidats est déclaré vainqueur sur la base de règles préétablies ; enfin, le vainqueur prend ses fonctions et le vaincu rentre à la maison. Si des incidents surviennent de temps à autre, cette procédure se déroule généralement sans heurts. Au bout de quelques années, nous pouvons décider de maintenir nos dirigeants au pouvoir ou de les en chasser. Tout ce processus nous est si familier qu’il nous semble aller de soi.

Et pourtant, les élections sont un phénomène déconcertant. À l’issue d’une élection typique, près d’un électeur sur deux se retrouve dans le camp des perdants. En régime présidentiel, il est rare que le gagnant recueille beaucoup plus de 50 % des voix ; en régime parlementaire multipartite, il en obtient rarement plus de 40 %. Et même parmi les électeurs ayant voté pour le gagnant, bon nombre sont finalement insatisfaits de son action. En somme, la plupart des électeurs se retrouvent déçus, soit par la victoire du gagnant, soit par ce qu’il en fait. Et pourtant, élection après élection, la plupart d’entre nous continuent d’espérer que la prochaine sera la bonne : que leur candidat favori l’emportera et ne les décevra pas. Espoir, déception, nouvel espoir, nouvelle déception : il y a là quelque chose d’étrange. Si je cherche un phénomène analogue, il n’y a que le sport qui me vienne à l’esprit : bien que mon équipe de football préférée, Arsenal, n’ait pas gagné le championnat anglais depuis de nombreuses années, j’espère toujours, saison après saison, que la prochaine sera la bonne. Dans divers domaines de notre existence, nous adaptons nos attentes à nos expériences passées. Mais les élections n’en font pas partie : elles exercent sur nous un attrait irrésistible. Faut-il y voir quelque chose d’irrationnel ?

Depuis quelques années, la question du bien-fondé des élections, en tant que mécanisme par lequel nous choisissons collectivement qui nous dirigera et comment, se fait de plus en plus urgente. Dans bon nombre de démocraties, beaucoup ont le sentiment que les élections ne font que perpétuer le règne de l’« establishment », des « élites », ou même d’une « caste » (« casta », dans le langage du parti espagnol Podemos). À l’autre extrême, beaucoup s’alarment de la montée de partis « populistes », xénophobes, autoritaires et souvent racistes. D’un côté comme de l’autre, les passions sont vives, d’où une division profonde, un phénomène de « polarisation ». Différents experts y voient une « crise de la démocratie », ou du moins un signe de mécontentement à l’égard de l’institution électorale elle-même. D’après des sondages d’opinion, les gens en général, et les jeunes en particulier, ont moins tendance que par le passé à considérer qu’il est « essentiel » de vivre dans un pays gouverné démocratiquement — ce qui vient appuyer la thèse selon laquelle la démocratie serait en crise (Foa et Mounk 2016).

Pourtant, ni l’élection de Donald Trump aux États-Unis ni la montée des partis anti-establishment en Europe n’ont quoi que ce soit d’ « antidémocratique ». Quant aux résultats du référendum sur le Brexit, ou du référendum italien sur la réforme constitutionnelle (et implicitement sur l’Europe), il est encore plus paradoxal d’y voir quelque chose d’antidémocratique : le référendum est considéré comme un instrument de la « démocratie directe », que certains jugent même supérieure à la démocratie représentative. En outre, bien que l’on stigmatise les partis politiques concernés en les qualifiant indistinctement de « fascistes », ces partis, contrairement à ceux des années 1930, ne prônent pas l’abandon des élections au profit d’un autre mécanisme de sélection des dirigeants. On peut certes trouver ces partis répugnants — c’est ce que beaucoup de gens pensent du racisme et de la xénophobie. Il n’en demeure pas moins qu’ils font campagne sur l’idée de rendre au « peuple » un pouvoir usurpé par les élites, ce qu’ils considèrent précisément comme un moyen de renforcer la démocratie. « Notre mouvement vise à remplacer un establishment politique déchu et corrompu par un nouveau gouvernement contrôlé par vous, le peuple américain », affirmait Donald Trump (2016) dans un spot de campagne. De même, Marine le Pen (2017) promettait au peuple français qu’il aurait le dernier mot sur l’Union européenne : « C’est vous qui déciderez, par référendum. » Ces leaders politiques ne sont donc pas antidémocratiques. Par ailleurs, il n’y a rien d’antidémocratique à ce que les gens souhaitent un gouvernement « fort », ou un gouvernement « compétent et efficace » — bien que de tels souhaits, de plus en plus fréquemment exprimés dans des sondages ces dernières années, soient interprétés par quelques commentateurs comme un signe de déclin du soutien populaire à la démocratie. Schumpeter (1963 [1942]) voulait assurément que les gouvernements soient à même de gouverner, et de bien gouverner ; et je ne vois pas pourquoi d’autres démocrates voudraient qu’il en soit autrement.

C’est une chose d’être insatisfait des résultats des élections ; c’en est une autre d’être insatisfait des élections comme mécanisme de prise de décision collective. Certes, il n’est jamais agréable de se retrouver du côté des perdants. Et les sondages montrent que le taux de satisfaction à l’égard de la démocratie est effectivement plus élevé chez les électeurs ayant voté pour le gagnant. Ces derniers accordent aussi davantage de valeur au fait même qu’on leur ait donné la possibilité de choisir, que des programmes différents leur aient été proposés par les partis lors de la campagne électorale. Mais ce que les gens apprécient le plus, dans les élections, c’est simplement de pouvoir voter pour un parti qui représente leurs opinions, que ce parti l’emporte effectivement ou non (c’est ce que montre Harding (2011) dans une étude de 40 sondages réalisés dans 38 pays entre 2001 et 2006). Bien souvent, lorsque les gens se plaignent de l’ « establishment », des « élites », ils veulent simplement dire qu’aucun parti ne représente leurs opinions, ou alors que les différents gouvernements qui se succèdent ont aussi peu d’effet les uns que les autres sur leur vie quotidienne, entendant par là que les élections n’apportent aucun changement. Cependant, on peut tout à fait accorder de la valeur au mécanisme des élections y compris lorsqu’on en déplore les résultats — et c’est d’ailleurs ce que fait la grande majorité d’entre nous.

Mais pourquoi, au juste, devrions-nous apprécier les élections comme moyen de choisir par qui et comment nous voulons être gouvernés ? Et pourquoi les apprécions-nous effectivement ? Quelles sont leurs vertus, leurs faiblesses et leurs limites ? Mon objectif consiste à examiner ces questions en partant des élections telles qu’elles sont réellement, avec toutes leurs imperfections et tous leurs défauts, et à mettre en lumière leurs effets sur différentes composantes de notre bien-être collectif. En considérant certaines critiques souvent formulées à l’encontre des élections (on dit, en particulier, qu’elles n’offriraient pas de réel choix, ou que la participation électorale individuelle serait inutile), j’essaierai de montrer qu’elles ne sont pas valables, parce que fondées sur une conception erronée de ce que sont les élections : un mécanisme par lequel nous faisons des choix en tant que collectivité. Je défendrai aussi l’idée que, dans une société où les intérêts et les valeurs varient, toute recherche de rationalité (ou de « justice ») est vaine, mais que les élections fournissent tout de même des instructions permettant aux gouvernements de réduire au minimum le mécontentement populaire à l’égard de leurs actions. Quant à savoir si les gouvernements suivent effectivement ces instructions (« réactivité » des gouvernements) et si les élections nous permettent de les chasser du pouvoir dans le cas contraire (« responsabilité » des gouvernements), rien n’est moins évident : si les gouvernements extrêmement mauvais sont susceptibles de sanctions électorales, il leur est relativement aisé de se soustraire à leurs responsabilités. Enfin, je crains fort que l’éternel espoir de voir les inégalités économiques se réduire grâce aux élections ne soit vain dans nos sociétés dites « capitalistes », où la propriété productive se trouve entre les mains de quelques-uns et où les revenus sont inégalement répartis selon les lois du marché. À mon sens, la principale vertu des élections, celle qui justifie à elle seule que nous y tenions tant, se trouve ailleurs : les élections nous permettent, dans certaines conditions tout au moins, de gérer les divers conflits qui peuvent exister au sein d’une société, tout en y maintenant une liberté et une paix civile relatives. En un mot, elles nous préservent de la violence.

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