Gerd Gigerenzer Penser le risque

Extrait

 

Traduit de l’anglais par Julien Randon-Furling


Notice de copyright

Cet extrait est tiré de: Gerd Gigerenzer, Penser le risque : Apprendre à vivre dans l’incertitude

publié par les éditions markus haller; © 2009 éditions markus haller. Tous droits réservés.

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Première Partie

OSEZ SAVOIR

1 - INCERTITUDE

…dans ce monde rien n’est certain, excepté la mort et les impôts. Benjamin Franklin


Le cauchemar de Susanne

Au milieu des années 1990, lors d’une visite médicale de routine dans un hôpital de Virginie, Susanne, une jeune mère célibataire de vingt-six ans, fit un test VIH. Elle consommait bien quelques drogues illégales, mais pas en intraveineuse, et ne se considérait pas comme susceptible d’être porteuse du virus. Mais, quelques semaines plus tard, les résultats tombèrent : le test était positif, ce qui, à l’époque, signifiait un pronostic vital très réservé. Cette nouvelle laissa Susanne sous le choc et la plongea dans le désarroi. La rumeur courut, certains de ses collègues commencèrent à refuser de toucher son téléphone de peur d’être contaminés et Susanne finit par perdre son emploi, avant d’entrer dans un lieu d’accueil réservé aux personnes séropositives. Pendant son séjour dans cet établissement, elle eut des relations sexuelles non protégées avec un autre résident, se disant « Pourquoi se protéger quand on est déjà porteur ? ». Par égard pour la santé de son petit garçon de sept ans, Susanne décida de ne plus l’embrasser et commença même à être préoccupée par le fait de lui préparer à manger. Elle décida de maintenir entre elle et lui une distance physique, pensant ainsi le protéger. Ceci lui causa une intense souffrance émotionnelle. Plusieurs mois plus tard, elle contracta une bronchite et le médecin qui la soigna lui demanda de refaire un test VIH. « À quoi bon ? pensa-t-elle. »


Le résultat fut négatif. On testa alors à nouveau le premier échantillon sanguin prélevé sur Susanne : négatif. Que s’était-il passé ? Il semble qu’au moment où on avait entré les données dans un ordinateur de l’hôpital de Virginie, les résultats du test sur l’échantillon de Susanne aient été intervertis avec ceux d’un patient séropositif. L’erreur avait non seulement précipité Susanne dans un désespoir qui n’avait pas lieu d’être, mais en outre rassuré l’autre personne à mauvais escient.


Susanne ignorait complètement qu’un test VIH pût donner un résultat faussement positif. Aucun professionnel de santé ne l’avait jamais informée du fait que les laboratoires, qui effectuent deux tests VIH (les tests ELISA et Western blot) sur chaque échantillon, pouvaient parfois se tromper. Au contraire, on lui avait dit à plusieurs reprises que les tests VIH étaient parfaitement fiables – ou plutôt, que le premier test pouvait donner de faux positifs, mais qu’étant donné que dans son cas le second test, dit de « confirmation », était également positif, le diagnostic était absolument certain.


Au moment où son cauchemar prit fin, Susanne avait passé neuf mois dans les affres d’une mort annoncée, en raison du seul fait que ses interlocuteurs médicaux considéraient à tort les tests VIH comme infaillibles. Elle intenta finalement un procès à ses médecins pour la souffrance qu’ils lui avaient fait endurer de par l’illusion de la certitude. Elle obtint un montant généreux de dommages et intérêts, somme avec laquelle elle acheta une maison. Elle arrêta de se droguer et se convertit à la religion. Son cauchemar avait changé sa vie.



Les effets secondaires du Prozac


Un psychiatre de mes amis prescrit du Prozac à ses patients dépressifs. Cet ami avait pris l’habitude d’informer chacun de ses patients du fait qu’avec ce traitement ils couraient un risque, dans trente à cinquante cas sur cent, de développer un problème sexuel, tels que l’impuissance ou une perte de libido. En entendant cela, nombre de ses patients devenaient préoccupés ou anxieux, mais ils ne posaient jamais aucune question supplémentaire, ce qui ne manquait pas de surprendre mon ami. Après avoir découvert les idées exposées dans ce livre, il changea sa manière d’aborder la question des risques. Il leur indiqua désormais que sur dix patients qui s’étaient vu prescrire du Prozac, entre trois et cinq avaient vu leur vie sexuelle perturbée. Mathématiquement, ces chiffres sont identiques aux pourcentages qu’il utilisait auparavant – mais psychologiquement, la perception en était bien différente. Les patients informés des risques d’effets secondaires en termes de fréquences plutôt qu’en termes de pourcentages éprouvaient moins d’anxiété vis-à-vis de leur prise de Prozac – et ils posaient des questions, par exemple sur la marche à suivre s’ils faisaient partie de ces trois à cinq personnes sur dix. Le psychiatre réalisa alors qu’il n’avait jamais vérifié auparavant quelle compréhension ses patients avaient de la formule « trente à cinquante chances sur cent d’avoir un problème » : en fait, nombre d’entre eux pensaient que ceci signifiait qu’ils pourraient rencontrer des difficultés dans 30 ou 50 pour cent de leurs rapports sexuels. Pendant des années, mon ami ne s’étaient tout simplement pas rendu compte que ce que ses patients comprenaient n’était pas ce qu’il voulait dire.



La première mammographie


Quand une femme atteint la quarantaine, son gynécologue lui rappelle habituellement qu’il serait désormais sage d’effectuer deux mammographies par an. Imaginez une de vos amies, ne présentant aucun symptôme ni antécédents familiaux de cancer du sein. Suivant le conseil de son médecin, elle passe son premier examen mammaire – il s’avère positif. Vous voici donc face à votre amie, en larmes, qui se demande ce que signifie ce résultat positif : est-il absolument sûr et certain qu’elle soit atteinte d’un cancer du sein, ou bien la probabilité n’est-elle que de 99 pour cent, 95 pour cent, 90 pour cent, 50 pour cent ou autre ?


C’est de deux manières que je vais vous donner l’information pertinente pour répondre à cette question. Je présenterai d’abord l’information sous forme probabiliste, comme le font habituellement les livres et articles de médecine. Ne vous inquiétez pas si vous ne trouvez pas cette formulation très claire : c’est le cas d’un grand nombre, voire de la majorité des gens, et c’est justement là un point central de ma démonstration. Je vous donnerai ensuite la même information d’une manière qui transformera votre confusion en intuition. Prêts ?


La probabilité pour qu’une femme de 40 ans développe un cancer du sein est d’environ 1 pour cent. Si elle a un cancer du sein, la probabilité pour que le résultat d’une mammographie soit positif est de 90 pour cent. Si elle n’a pas de cancer du sein, la probabilité pour que le test soit malgré tout positif est de 9 pour cent. Quelle est la probabilité pour qu’une femme dont la mammographie donne un résultat positif ait véritablement un cancer du sein ?


La manière de répondre à cette question ne vous apparaît sans doute pas avec une très grande clarté. Ne dissipons pas tout de suite la brume, prenons le temps de bien sentir la confusion. Dans votre situation, la plupart des gens pensent que la probabilité pour que l’amie en question ait développé un cancer du sein avoisine les 90 pour cent. Mais ils n’en sont pas sûrs ; ils ne savent pas vraiment comment manipuler les pourcentages. Maintenant, je vais vous redonner les mêmes informations, cette fois-ci non pas sous forme de probabilités mais en termes de ce que j’appelle les fréquences naturelles :


Considérez cent femmes. Une d’elle est atteinte d’un cancer du sein, et la mammographie donnera très certainement un résultat positif dans son cas. Sur les 99 qui n’ont pas de cancer du sein, neuf auront également un résultat positif. Ainsi dix femmes en tout auront une mammographie positive. Combien parmi celles-ci sont-elles vraiment atteintes d’un cancer du sein ?


Il devient ici évident que seule une femme sur les dix dont le test donne un résultat positif a effectivement développé un cancer du sein, ce qui correspond à une probabilité de 10 pour cent, et non pas 90 pour cent. La brume devrait s’être dissipée désormais dans votre esprit. Une mammographie positive n’est certes pas une bonne nouvelle, mais muni de l’information pertinente, donnée en termes de fréquences naturelles, chacun peut voir que la majorité des femmes dont le test donne un résultat positif ne sont pas réellement atteinte d’un cancer du sein.



Les tests ADN


Imaginez que vous soyez accusé d’un meurtre et passiez devant la cour. L’accusation ne dispose que d’une seule preuve contre vous, mais elle est potentiellement accablante : votre ADN correspond à celui retrouvé sur le corps de la victime. Qu’implique cette correspondance ? La cour fait appel à un expert :


« La probabilité que cette correspondance soit due au hasard est de 1 sur 100 000. »


Vous vous voyez déjà derrière les barreaux. Cependant, imaginez que l’expert ait formulé la même remarque différemment :


« Sur 100 000 personnes, une correspondra. »


Ceci nous conduit à demander combien de personnes pourraient avoir commis ce meurtre ? Si vous vivez dans une ville d’un million d’habitants, il devrait y avoir une dizaine de personnes dont l’ADN correspond à celui prélevé sur le corps de la victime. Prise isolément, cette correspondance a donc assez peu de chances de vous conduire derrière les barreaux.



Technologie sans psychologie…


Le calvaire de Susanne donne à voir les ravages de l’illusion de la certitude ; l’anecdote du Prozac souligne quant à elle les difficultés liées à la communication des risques ; et les histoires relatives aux mammographies et aux tests ADN interrogent le fait de tirer des conclusions à partir des chiffres. Ce livre fournit des outils pour aider les gens à maîtriser ce genre de situation, c’est-à-dire à comprendre et à communiquer les incertitudes.


Un outil élémentaire est ce que j’appelle la « loi de Franklin » : Rien n’est certain, exceptés la mort et les impôts. Si Susanne (ou ses médecins) avaient appris cette loi à l’école, elle aurait sans doute immédiatement demandé un second test VIH sur un autre échantillon sanguin, et ceci lui aurait très probablement épargné le cauchemar d’avoir à vivre avec l’idée qu’elle était séropositive. Dans son cas, l’erreur étant due à l’interversion malheureuse de deux échantillons, un second test l’aurait vraisemblablement révélée, comme cela a été le cas plus tard. Mais si l’erreur avait été due à des anticorps présents dans son sang et ressemblant aux anticorps anti-VIH, alors le second test n’aurait fait que confirmer le premier. Quel que soit le risque d’erreur, il relevait de la responsabilité de ses médecins d’informer leur patiente que les résultats contenaient une part d’incertitude. Malheureusement, le cas de Susanne n’est pas isolé. Nous rencontrerons à plusieurs reprises, dans ce livre, des experts médicaux ou juridiques et autres professionnels qui continuent à dire au grand public que les test ADN, les tests VIH et les autres technologies modernes sont infaillibles et un point c’est tout.


La loi de Franklin nous aide à surmonter l’illusion de la certitude en portant à notre attention le fait que nous vivons dans un clair-obscur d’incertitude ; elle ne nous dit toutefois pas comment aller un peu plus loin et penser le risque. Benjamin Franklin, homme d’état et scientifique, inventa bon nombre d’objets qui concourent encore aujourd’hui à notre sécurité et à notre confort, tels le paratonnerre, le poêle à combustion contrôlée et les lunettes à double foyer. Ce livre a moins pour vocation de donner des outils physiques que des outils psychologiques pour aider les gens à comprendre et penser les risques. L’anecdote du Prozac fournit un exemple d’un tel outil : pour penser et discuter les risques, parlez en termes de fréquences plutôt qu’en termes de probabilités. Le langage des fréquences peut faciliter la communication des risques pour plusieurs raisons, comme nous le verrons. L’assertion du psychiatre, « Vous avez 30 à 50 chances sur cent de connaître un problème dans votre sexualité », n’explicitait pas le groupe de référence : le pourcentage renvoie-t-il à un groupe de personnes – les patients sous Prozac –, à un groupe d’événements – les rapports sexuels d’un individus donnés –, ou à quelqu’autre groupe ? Pour le psychiatre, il était clair que l’assertion renvoyait à ceux de ses patients qui prenaient du Prozac, alors que pour ces mêmes patients, il était tout aussi clair que l’assertion renvoyait à leurs propres rapports sexuels. S’exprimer en termes de fréquences, en disant par exemple « trois patients surs 10 » présente l’avantage d’expliciter le groupe de référence, réduisant de ce fait les risques de malentendu.


Mon objectif est de fournir des outils psychologiques à mes collègues Homo sapiens, qui leur permettent d’améliorer leur capacité à saisir la myriade d’incertitudes parsemant notre monde moderne technologique. La meilleure des technologies n’aura que bien peu de valeur si les gens ne comprennent pas le sens de ce qu’elle apporte.

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