Joseph Henrich, L'intelligence collective

Extrait

1. Un drôle de primate


Nous appartenons, vous et moi, à une espèce très singulière de curieux primates.


Bien avant le début de l’agriculture, les premières villes ou les technologies industrielles, nos ancêtres se sont dispersés à travers le globe, depuis les arides déserts de l’Australie jusqu’aux steppes glacées de Sibérie, et ont fini par habiter la plupart des grands écosystèmes terrestres ; aucun autre mammifère n’a investi des environnements aussi divers. Or, curieusement, notre espèce s’avère physiquement faible, lente, et plutôt maladroite quand il s’agit de grimper aux arbres. Le premier grand singe venu est plus puissant que nous, le premier fauve venu nous rattrape en quelques bonds ; en revanche, nous sommes assez doués pour courir sur une longue distance et pour lancer des projectiles avec une grande précision. Alors que nos intestins peinent à éliminer les toxines des plantes vénéneuses, la plupart d’entre nous avons du mal à les distinguer des végétaux comestibles. Alors que nous sommes presque obligés de manger des aliments cuits, nous venons au monde sans savoir faire du feu ni cuisiner. Par rapport à d’autres mammifères ayant la même taille et le même régime alimentaire, nous avons un côlon trop court, un estomac trop réduit et des dents trop petites. Nos enfants naissent très gras et dangereusement prématurés, avec des plaques crâniennes non encore soudées. Contrairement aux autres grands singes, les femelles de notre espèce demeurent sexuellement réceptives tout au long de leur cycle menstruel, et cessent d’être fécondes (ménopause) longtemps avant leur mort. Plus étonnant encore : malgré notre cerveau surdéveloppé, nous ne sommes pas si intelligents que ça – notre intelligence, en tout cas, ne peut expliquer à elle seule l’étonnant succès de notre espèce.


Ce dernier point vous laisse sceptique ?


Imaginez qu’on vous propose, à vous et à quarante-neuf de vos collègues de travail, un jeu de survie en milieu hostile. Vos adversaires : cinquante singes capucins du Costa Rica. On commencerait par parachuter ces deux équipes de primates en Afrique centrale, dans quelque lointaine forêt tropicale. Au bout de deux?ans, on viendrait compter les survivants de chaque groupe – l’équipe gagnante étant celle qui en comporterait le plus. Tout équipement serait interdit, bien sûr, et les joueurs ne pourraient apporter ni allumettes, ni bidons, ni couteaux, ni chaussures, ni lunettes, ni antibiotiques, ni casseroles, ni fusils, ni cordes. Par pure charité, on autoriserait les humains (mais pas les singes) à porter des vêtements. Les deux équipes auraient ainsi à survivre pendant des années dans un environnement inconnu, sans pouvoir compter sur autre chose que leur intelligence et l’entente entre partenaires.


Si vous deviez parier, votre choix se porterait-il sur les singes ou sur vous et vos collègues ? Réfléchissez avant de répondre : savez-vous fabriquer un arc, un filet, un abri ? Savez-vous reconnaître les (nombreux) végétaux et insectes toxiques, et vous soigner le cas échéant ? Savez-vous faire du feu sans allumettes et cuisiner sans casserole ? Fabriquer un hameçon ? Un adhésif naturel ? Savez-vous reconnaître les serpents venimeux ? Et vous protéger des prédateurs une fois la nuit venue ? Et faire une réserve d’eau ? Et pister un animal ?


Il faut bien admettre que les humains risquent fort de perdre la partie, et dans les grandes largeurs, face à un groupe de singes. Et cela malgré leur crâne surdéveloppé et leur belle assurance. Mais alors, à quoi peuvent bien servir ces cerveaux démesurés qui ne nous permettent même pas de jouer les chasseurs-cueilleurs en Afrique, le continent qui a vu évoluer notre espèce ? Comment avons-nous pu nous répandre dans des environnements si divers sur toute la surface du globe ?


Le secret du succès de notre espèce ne tient pas à notre intelligence brute innée, ni à quelque faculté mentale spécialisée qui se déclencherait en présence des difficultés spécifiques qu’ont dû affronter sans cesse nos ancêtres chasseurs-cueilleurs du pléistocène. Notre capacité à survivre et à nous développer en tant que chasseurs-cueilleurs, par exemple, et cela dans les environnements les plus divers, ne doit rien au fait que notre intelligence individuelle nous permet de résoudre des problèmes complexes. Une fois dépouillés de nos facultés mentales et de notre savoir-faire culturellement acquis, comme nous le verrons au chapitre?2, nous ne sommes guère plus doués que les autres grands singes quand il s’agit de résoudre certains problèmes – pas assez doués, en tout cas, pour justifier l’incroyable succès de notre espèce ni même la taille de notre cerveau.


En réalité, l’histoire a connu bien des versions des concurrents humains de notre expérience de survie – par exemple les malheureux explorateurs européens qui ont lutté pour survivre dans des environnements d’apparence hostile, depuis l’Arctique canadien jusqu’à la côte du Golfe du Mexique. Comme le montrera notre chapitre?3, les choses se terminent souvent de la même manière en pareil cas : soit les explorateurs périssent jusqu’au dernier, soit certains d’entre eux sont accueillis par des populations indigènes qui, depuis des?siècles ou même des millénaires, habitent sans difficulté cet « environnement hostile ». Si votre équipe a de fortes chances de perdre face aux singes, c’est donc parce que votre espèce – seule en cela – a développé au fil de l’évolution une véritable dépendance à la culture. Par « culture », j’entends le large éventail de pratiques, de techniques, de méthodes, d’outils, de motivations, de valeurs et de croyances que nous acquérons en grandissant, le plus souvent en apprenant des autres. Un seul espoir pour votre équipe : rencontrer et nouer des liens avec l’un des groupes de chasseurs-cueilleurs vivant dans les forêts d’Afrique centrale, par exemple les Pygmées Efe. Ces groupes de Pygmées, malgré leur petite taille, prospèrent depuis fort longtemps dans ce milieu parce que les générations passées leur ont légué un ensemble considérable de techniques, de compétences et de savoir-faire qui leur permettent de vivre et de prospérer dans la forêt.


Si nous voulons comprendre comment les humains ont évolué, et pourquoi nous sommes si différents des autres animaux, il faut avant tout reconnaître que nous sommes une espèce culturelle. Il y a plus d’un million d’années, probablement, des membres de notre lignée évolutionnaire ont commencé à apprendre les uns des autres, si bien que leur culture est devenue cumulative. Grâce à cet échange entre individus, les savoirs relatifs à la chasse, à la fabrication des outils, au pistage et aux plantes comestibles se sont améliorés et agrégés, si bien que chaque génération a pu reprendre et affiner les compétences et les savoir-faire transmis par la précédente. Au bout de plusieurs générations, ce processus a fini par produire un ensemble de pratiques et de techniques si riche et si complexe qu’aucun individu, fût-ce au cours d’une vie entière, n’aurait pu l’élaborer par lui-même en ne comptant que sur son expérience et sur son intelligence. On observe encore des milliers d’exemples de ces ensembles culturels complexes, des igloos des Inuits aux flèches des Fuégiens en passant par les poissons tabous des Fidji, les nombres, l’écriture et les bouliers.


Une fois que ces précieuses pratiques et compétences ont commencé à s’accumuler et à s’améliorer au fil des générations, la sélection naturelle a favorisé les individus plus doués que les autres pour l’apprentissage culturel, c’est-à?dire ceux qui exploitaient le plus efficacement le corpus disponible, de plus en plus étoffé, que constituaient ces informations propices à l’adaptation. Les productions les plus récentes de cette évolution culturelle, comme le feu, la cuisson, les outils tranchants, les vêtements, une langue simple faite de signes, la manière de projeter une lance ou encore les gourdes permettant de transporter l’eau, tout cela est devenu la source même des grandes pressions de sélection qui ont génétiquement façonné notre esprit et notre corps. Cette interaction entre gènes et culture, que je nommerai ici coévolution gènes-culture, a lancé notre espèce sur une voie inédite de l’évolution, jamais observée jusqu’alors dans la nature ; c’est elle qui nous rend si différents des autres espèces et fait de nous un animal d’un type nouveau.

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