Randolph M. Nesse, L'origine des troubles mentaux (Good reasons for bad feelings)

Extrait

Préface


Quand j’ai réalisé que la biologie évolutive pouvait offrir un nouveau cadre explicatif aux troubles mentaux, j’ai tout de suite voulu écrire ce livre. Mais j’ai aussi compris qu’il fallait d’abord en passer par le corps et appréhender plus généralement sa vulnérabilité aux maladies. Ce projet aura été au cœur de ma collaboration avec George Williams, grand nom de la biologie évolutive. Ensemble, nous avons écrit plusieurs articles scientifiques et Pourquoi tombons-nous malade ?, un livre qui peut se targuer d’un beau succès et qui a inspiré bien des recherches formant aujourd’hui le champ en plein essor de la médecine darwinienne. Depuis, ma carrière a suivi une double trajectoire, l’une jetant des ponts entre médecine et biologie évolutive et l’autre consacrée à mes patients en souffrance psychique. Deux missions intimement liées.

Exercer la psychiatrie est une entreprise des plus gratifiantes. Les patients sont heureux lorsqu’on leur trouve un traitement qui marche. La démarche est aussi intellectuellement passionnante qu’elle est émotionnellement épanouissante. Chaque patient est une énigme. Pourquoi ses symptômes apparaissent-ils maintenant ? Quels traitements ont le plus de chances de lui convenir ? Mais, parfois, assis à la fenêtre de mon coquet cabinet, mes pensées divaguent. Je vois alors des millions de personnes oubliées, noyées dans leurs problèmes, sans planche de salut en vue. Des visions aussi sombres soulèvent des questions plus générales : pourquoi les maladies mentales existent-elles ? Pourquoi sont-elles si nombreuses ? Si communes ? La sélection naturelle aurait pu éliminer l’anxiété, la dépression, les addictions, l’anorexie et les gènes à l’origine de l’autisme, de la schizophrénie et du trouble bipolaire. Sauf qu’elle ne l’a pas fait. Pourquoi ? Ce sont de bonnes questions. Et c’est l’objectif de ce livre : montrer comment cette question – pourquoi la sélection naturelle nous a-t-elle laissés si vulnérables ? –, peut nous aider à comprendre les maladies mentales et à mieux les soigner.

Les réponses envisagées ici ne sont que des exemples et des hypothèses. Aucune n’est définitive et certaines se révéleront fausses. Tant que ces idées peuvent être mises à l’épreuve des faits, il n’y a pas de quoi se décourager, car nous en sommes encore aux tout premiers balbutiements d’un champ entièrement neuf. Comme le disait Darwin : « les opinions erronées, quand elles reposent sur certaines preuves, ne font guère de mal, car chacun s’empresse heureusement d’en démontrer la fausseté : or, la discussion, en fermant une route qui conduit à l’erreur, ouvre souvent en même temps le chemin de la vérité ».

La persistance des controverses et la lenteur des progrès ont justifié bien des exhortations à renouveler la façon d’appréhender les troubles mentaux. La biologie évolutive n’est pas nouvelle ; elle est la fondation scientifique de la compréhension des comportements normaux, mais sa pertinence vis-à-vis des comportements anormaux commence enfin à être reconnue. La médecine darwinienne ou évolutionnaire offre de nouvelles explications à la vulnérabilité de nos corps face aux maladies et se voit aujourd’hui appliquée de manière systématique aux troubles mentaux. L’heure a sonné d’explorer les promesses de la psychiatrie évolutionnaire.

J’aimerais lui trouver un autre nom. La psychiatrie évolutionnaire n’est pas une méthode thérapeutique à part entière et les professionnels d’autres disciplines pourront apprécier une perspective darwinienne. Une formulation plus juste serait de parler d’ « utilisation des principes de la biologie évolutive pour améliorer la compréhension et les traitements des troubles mentaux en psychiatrie, psychologie clinique, action sociale, soins infirmiers et autres professions ». On a fait plus commode. Ce livre est donc à appréhender comme une exploration de la psychiatrie darwinienne au sens large du terme.

Pour notre espèce, les troubles mentaux sont un tel fléau que nous sommes tous à la recherche de solutions immédiates. La psychiatrie évolutionnaire offre quelques avantages concrets dès aujourd’hui, mais les plus gros bénéfices devront attendre que les chercheurs, cliniciens et patients posent et résolvent de nouvelles questions inspirées par une perspective radicalement nouvelle. En attendant, la psychiatrie évolutionnaire ouvre des perspectives philosophiques. Tout le monde, ou presque, se demande pourquoi l’existence humaine est si riche en souffrances. En partie, la réponse est à chercher du côté de la sélection naturelle qui a façonné des émotions – l’anxiété, le chagrin, les états dépressifs – parce qu’elles ont une utilité. Ensuite, il convient d’admettre que notre souffrance est souvent un bienfait pour nos gènes. Il arrive que les émotions douloureuses soient normales mais inutiles parce que les coûts de leur absence seraient énormes. Nos désirs impossibles à assouvir, nos envies impossibles à contrôler et nos relations inlassablement conflictuelles ont aussi de très bonnes raisons évolutives. Plus fondamentalement, l’évolution explique les origines de nos stupéfiantes aptitudes à l’amour et à la bienveillance, et le prix qu’ils exigent : la douleur, la culpabilité et, fort heureusement, le fait d’avoir à cœur ce que les autres peuvent penser de nous.

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