Peter Brown Henry Roediger Mark McDaniel METS-TOI CA DANS LA TETE LES STRATEGIES D'APPRENTISSAGE A LA LUMIERE DES SCIENCES COGNITIVES

Extrait

Préface à l’édition française par Elena Pasquinell


© 2016 éditions markus haller

Comment s’y prend-on pour apprendre ou faire apprendre quelque chose, consolider un apprentissage, retenir un nouveau concept ? Comment récupérer une connaissance, en retrouver la trace dans notre mémoire pour résoudre un problème nouveau ? Quelles sont les limites de la mémoire ? Faut-il désapprendre pour mieux apprendre ? Quelle est la place de l’erreur dans l’apprentissage ? Vaut-il mieux apprendre sans peine, ou bien retenons-nous mieux ce que nous avons appris grâce à l’effort ?

Au fil de ce livre, Peter Brown, Henry Roediger, Mark McDaniel traquent ces questions cruciales non seulement pour les enseignants de tous niveaux et domaines, mais également pour la recherche en sciences cognitives.

Sciences cognitives et éducation ont à plusieurs reprises croisé leurs chemins par le passé. Dès sa naissance « officielle » lors d’une conférence tenue au MIT (Massachusetts Institute of Technology) en 1956, ce champ de recherche a porté sur les problématiques de l’apprentissage et de l’éducation (J. Bruner, The Process of Education, 1960). Plus anciens encore sont l’intérêt de la psychologie pour l’éducation, et celui de l’éducation pour la psychologie. Déjà en 1899, le psychologue William James avait donné une conférence aux enseignants sur la psychologie en affirmant que la science de l’esprit doit aider les enseignants en leur donnant confiance dans les méthodes qu’ils pratiquent et en fournissant une « vision stéréoscopique » des élèves, c’est-à-dire à la fois intuitive et analytique. Depuis ce temps, les sciences cognitives ont fait des progrès importants. Le chemin qui va de l’explication du fonctionnement cognitif à la pratique de l’enseignement n’est cependant pas sans obstacles. Et il vaut mieux connaître ces difficultés afin de se prémunir contre les idées simplistes et les raccourcis faciles.

Une première difficulté concerne le passage de la théorie à la pratique, du laboratoire aux situations d’apprentissage. Toute nouvelle méthode et stratégie éducative devrait être rigoureusement mise à l’épreuve des faits dans de réelles situations d’apprentissage. Mais cela peut prendre beaucoup de temps. Dans cette attente, comment aider les enseignants avec les connaissances à disposition de la science ?

Les auteurs de cet ouvrage relèvent admirablement ce double défi de rigueur et de pragmatisme. S’ils s’appuient aussi souvent que possible sur des études expérimentales qui ont permis de valider l’efficacité de certaines stratégies dans des contextes d’apprentissage variés, ils exposent aussi des connaissances théoriques capables de constituer une boussole pour l’enseignant. Celles-ci donnent une orientation pour l’action et la prise de décision, à la lumière des connaissances actuelles. Les auteurs prêtent une attention particulière à rendre explicite la distinction entre les deux cas et à rendre les lecteurs conscients de la différence entre connaissances d’un type et d’un autre.


Deuxième difficulté dans la rencontre entre sciences cognitives et éducation : celui de la pertinence des informations et outils échangés. Le souci de l’éducation est lié à la conception d’actions pédagogiques, et les connaissances que les sciences cognitives lui apportent doivent être utiles à ce but. Trop souvent, les approches éducatives qui s’inspirent des neurosciences sont au mieux des listes de résultats scientifiques, utilisées pour justifier de vieux adages ou des principes généraux insuffisants pour guider des interventions éducatives. Sans être érronée, cette liste de faits est inutilisable. Dans un autre ordre d’idées, le savoir fourni par les sciences cognitives peut être inutile à l’éducation car trop loin des préoccupations réelles de ses acteurs. Souvent, les enseignants se sentent comme ceux qui ont reçu une belle peinture pour leur anniversaire, mais qui n’a pas sa place dans leur maison ; on pourrait appeler cela : le « syndrome du cadeau non désiré ».

Or, le problème de la pertinence est loin d’être insurmontable. Les auteurs de ce livre fournissent des connaissances qui ont un lien direct avec la pratique, répondent aux besoins du milieu éducatif (des enseignants comme des apprenants) et ceci de manière spécifique.

Troisième condition pour une rencontre fructueuse entre sciences cognitives et éducation : la nécessité de créer une double voie d’échange, de la théorie à la pratique et de la pratique à la théorie – from bench to bedside and from bedside to bench, selon le motto de la médecine translationnelle. De la même manière qu’améliorer la compréhension des mécanismes de fonctionnement du cerveau et de la cognition permet de mieux identifier les besoins et les stratégies utiles en éducation, observer les processus d’apprentissage dans le cadre réel de l’éducation est une source d’inspiration pour de futures recherches dans les laboratoires de sciences cognitives. Les étudier de manière rigoureuse dans ces mêmes contextes est une opportunité unique pour élargir les connaissances fondamentales sur le cerveau au-delà des conditions artificielles du laboratoire. La rencontre entre l’éducation et les sciences cognitives ne profite pas à l’une ou à l’autre mais aux deux.

C’est justement ainsi que se dessine un programme de recherche translationnelle en éducation et en sciences cognitives, dont plusieurs exemples sont donnés par les auteurs de ce livre. C’est notamment le cas pour les études ayant impliqué, en collaboration directe, équipes de chercheurs et équipes d’éducateurs, autour de l’évaluation de l’efficacité de stratégies éducatives que la théorie prédit avoir des chances de succès, mais que seule la mise à l’épreuve dans des situations de classe peut valider.

Quatrième point à débattre : les intuitions que nous avons tous autour du fonctionnement de la mémoire et de l’apprentissage. Elles existent et sont en quelque sorte « naturelles ». Cependant elles peuvent constituer un obstacle à l’adoption de stratégies basées sur les connaissances objectivées par la recherche scientifique. C’est souvent le cas où nous avons l’impression de tenir la « bonne stratégie » pour apprendre, mais où nos intuitions concernant ce qui constitue une bonne stratégie (voire la bonne stratégie pour nous) ne sont pas correctes. Elles peuvent en effet naître d’illusions et d’autres processus qui nous cachent la réalité de ce qui se passe effectivement dans notre cerveau.

Les auteurs de ce livre posent la question des intuitions incorrectes de manière directe, ils en font même un point cardinal de leur contribution en soulignant que les pratiques efficaces qu’ils décrivent sont souvent contre-intuitives. Par exemple, ils dressent un argumentaire solide contre l’idée (de plus en plus répandue) selon laquelle l’apprenant devrait arriver à apprendre, dans le meilleur des mondes possibles, sans s’en apercevoir et sans effort. Qu’il faudrait donc enlever toute difficulté des situations d’apprentissage, faire de l’apprentissage une sorte de jeu (mais dans un bon jeu, ne fait-on pas justement des efforts ?). Cette idée contraste avec les résultats de la recherche, qui montrent au contraire qu’il existe un niveau désirable de difficulté qui rend la compréhension plus profonde et l’apprentissage plus durable. Les mêmes résultats de recherche permettent de dessiner des stratégies – contre-intuitives, mais plus efficaces – créant des difficultés « désirables », positives pour l’apprentissage.

L’intuition voudrait, par exemple, que les tests permettant d’évaluer l’apprentissage de nouvelles connaissances et compétences soient administrés après l’apprentissage en question. Or, il apparait que les tests sont en réalité très utiles même avant que l’on soit exposé au contenu à apprendre ou avant de l’avoir assimilé, pourvu qu’un feedback correctif soit fourni par la suite. Les auteurs du livre invitent d’ailleurs à accepter que l’erreur soit une bonne chose et pas une malédiction qui entrave et encombre l’apprentissage. Avoir peur de commettre des erreurs, de perdre la face ou de ruiner l’image de l’« élève intelligent » est un obstacle majeur à la curiosité, aux expérimentations, et aussi un risque avéré pour retrouver la motivation suite à un échec. Ils citent à ce propos une phrase de Thomas Edison (relative à ses supposés 10 000 essais pour inventer l’ampoule électrique) : « Je n’ai pas échoué ; j’ai juste trouvé 10 000 solutions qui ne fonctionnent pas. » On peut se rassurer du fait que, même si s’exposer à l’erreur augmente les chances d’apprendre l’erreur, le feedback concernant l’erreur est efficace pour la corriger, et même aide à apprendre et à retenir la « bonne solution ». Les auteurs discutent aussi d’un « neuromythe » répandu, celui selon lequel le cerveau est un muscle qu’on peut entraîner pour améliorer de façon globale ses capacités, ou alors qu’on ne peut pas réellement améliorer ses capacités, que celles-ci sont figées et fixées (on est intelligent, ou on ne l’est pas). Ni l’un ni l’autre n’est correct : on peut améliorer ses capacités, même si le cerveau n’est pas un muscle, parce qu’on peut adopter de bonnes stratégies et de bonnes attitudes face à l’apprentissage. L’exemple fourni est celui des techniques de mémorisation, utilisées entre autres par les champions olympiques de la mémoire, les « magiciens » et les illusionnistes. Ces techniques ont en commun le fait de ne pas constituer de simples entraînements : le cerveau n’en devient pas plus tonique, mais chaque technique permet d’apprendre des contenus en particulier et suite à un effort conscient et durable.

Ce point ne fait que confirmer l’intérêt de la rencontre entre sciences cognitives et éducation qui, loin de se limiter à confirmer ce qu’on savait déjà et que la tradition ou l’intuition suggère, a le pouvoir de remettre en cause, et tant mieux, des pratiques établies.

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