Shane O'Mara, Pourquoi la torture ne marche pas

Extrait

La torture à l’ère de la modernité [début du chapitre]


Ce livre traite d’une terrible réalité : la pratique, toujours actuelle, de la torture et en particulier, son impact désastreux sur le cerveau de ses victimes. Bien que la torture existe depuis le début de l’histoire, il semblait, il y a encore peu de temps, que les démocraties libérales y aient renoncé. Or, la « guerre contre le terrorisme » et la décision en 2009 du Président Barack Obama de publier les Mémos de la torture ont clairement montré que cette pratique est toujours bien actuelle. Ces Mémos, qui font comme si la torture était une méthode d’interrogation acceptable ou une stratégie tolérable dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, ont provoqué un tollé dans le monde entier. Cette controverse est devenue encore plus intense depuis qu’un certain nombre d’autres documents ont été mis dans le domaine public et que plusieurs individus ont décidé de publier leurs mémoires ou de raconter leurs expériences dans les journaux, sur internet, sur des blogs, ou dans des livres, sans parler de l’impact des rapports importants publiés par le Comité international de la Croix-Rouge, le Constitution Project (groupe de réflexion sur la constitution des États-Unis) et la Commission du Sénat des États-Unis sur le renseignement, entre autres. Dans ce livre, je traite de l’usage contemporain de la torture, conçue comme une façon de faire parler les prisonniers. J’analyse en particulier l’impact de la torture sur le fonctionnement du cerveau et sur l’accès aux souvenirs — après tout, si la torture est supposée faire parler les sujets récalcitrants, c’est avant tout parce qu’elle est censée permettre de donner accès aux informations stockées dans leurs systèmes mémoriels. Une des idées directrices de ce livre est qu’il est possible de prouver que c’est une erreur de penser que la torture permette d’obtenir des renseignements de force, et que cette opinion ne repose au contraire que sur des croyances culturelles qui n’ont aucun fondement empirique dans la psychologie ou la neurobiologie. J’analyse en détail les arguments avancés pour justifier la torture dans les Mémos, c’est-à-dire l’idée qu’il est acceptable (voire nécessaire) d’y avoir recours pour motiver les prisonniers qui refusent de répondre aux questions qu’on leur pose dans le cadre d’un interrogatoire normal. Les renseignements que ces prisonniers refusent de donner à leurs interrogateurs sont par définition stockés dans les systèmes mémoriels de leur cerveau. Or, contrairement à ce que pensent les défenseurs de la torture, ce livre explique (entre autres) que cette approche de l’interrogatoire a des conséquences diamétralement opposées à l’effet recherché. La torture implique l’application d’un stresseur si aigu qu’il altère durablement la structure du cerveau, ainsi que les connections qui existent entres les cellules cérébrales (ou synapses) dont la mémoire dépend. Il n’est donc pas étonnant que la torture entraîne aussi de nombreux changements psychopathologiques chez les personnes qui y sont soumises. Par contre, ce qui est peut-être plus surprenant, c’est que la torture provoque des changements similaires chez ceux qui commettent de tels actes.


Ce livre évite délibérément de retracer la longue et tortueuse histoire du combat que les ennemis de la torture ont mené pour discréditer cette pratique d’un point de vue juridique, politique et culturel. Le droit international est très clair sur cette question et il n’y a pas de marge d’erreur possible, que ce soit du point de vue de la définition de la torture ou de celui de l’interprétation des textes : premièrement, la torture est immorale et illégale, et, deuxièmement, il est interdit aux signataires de la Convention des Nations Unies non seulement de se rendre responsables d’actes de torture, mais aussi de les tolérer, de les mandater ou de les faciliter. Ce livre se penche au contraire sur deux questions différentes, qui sont d’ailleurs étroitement liées entre elles : 1) pourquoi la majorité des gens, y compris les responsables politiques, pensent qu’il est acceptable qu’« une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales, [soient] intentionnellement infligées à une personne » dans le cadre d’un interrogatoire ; 2) quelles sont les conséquences de la « douleur » et des « souffrances aiguës, physiques ou mentales » sur les systèmes cérébraux qui assurent le fonctionnement de la mémoire et des émotions (pour ne citer que ceux-là). J’aborde ces questions du point de vue des neurosciences expérimentales et je traite de la torture à la lumière de ce qu’on sait de son impact sur le cerveau. Toutefois, comme il faut bien reconnaître que la torture ne relève pas directement d’un concept neuroscientifique, j’ai recours aux notions relativement bien définies de stress, de stresseurs, de douleur, d’anxiété, etc., qui correspondent assez bien aux méthodes utilisées dans la torture et dans ce qu’on appelle insidieusement les « techniques d’interrogatoire renforcées ».


Un grand nombre de textes abordent la torture d’un point de vue juridique, politique, historique ou éthique. L’analyse que je développe dans ce livre se démarque nettement de la plupart de ces travaux parce que j’adopte une perspective conséquentialiste et que j’affronte les apologues de la torture sur leur propre terrain, en prenant leurs arguments utilitaristes au sérieux. Les analyses présentées ici ne sont donc a priori pas d’ordre déontologique (j’ai remarqué que les arguments avancés pour et contre la torture sont en général de cet ordre). Personnellement, je partage l’opinion de ceux qui condamnent la torture pour des raisons morales, éthiques et juridiques. Ceci dit, je pense qu’il est important de ne pas se contenter de justifier ou de condamner les actes de torture commis dans le passé : il me semble vital, au contraire, d’analyser les arguments invoqués par les apologues de la torture, ainsi que leurs méthodes et leurs résultats. Ce dernier point est crucial : ceux qui sont pour la torture parce qu’ils pensent qu’elle permet de faire parler les gens, partent du principe que la torture est efficace, ou sinon qu’elle peut l’être — voire qu’il est possible de faire en sorte que cette méthode marche (ou du moins qu’elle « marche mieux » que les méthodes plus douces). Il est beaucoup plus difficile de réfléchir concrètement que dans l’abstrait à ces croyances, parce que cela demande non seulement d’analyser les arguments invoqués par ceux qui soutiennent que la torture permet de forcer les détenus à livrer le contenu de leur mémoire à long terme à leurs interrogateurs, mais aussi d’étudier l’impact de la torture sur les fonctions neuropsychologiques intégrées de ceux qui y sont soumis (et sur celles de leurs tortionnaires, ce qui va moins de soi).

Télécharger le PDF