Lynn Hunt, L'Histoire – Pourquoi elle nous concerne

Extrait

1. Aujourd’hui plus que jamais


L’histoire se trouve aujourd’hui au centre de toutes les questions. Nos hommes politiques travestissent les faits historiques, des groupes s’affrontent au sujet de nos monuments historiques, l’État surveille de près le contenu de nos manuels d’histoire tandis que les commissions chargées de déterminer la vérité historique prolifèrent aux quatre coins du monde. La multiplication rapide des musées d’histoire en témoigne : notre époque est obsédée par l’histoire, et la vérité historique est une véritable source d’inquiétude. S’il est facile de mentir sur l’histoire, si l’on peut s’opposer à ce point sur ce qu’un monument signifie ou sur ce qu’un manuel d’histoire doit enseigner, s’il faut une commission pour faire éclater la vérité des événements passés, comment pouvons imaginer parvenir un jour à une certitude historique ? Les sites historiques et les sociétés savantes ont-ils pour fonction de nous provoquer, de nous réconforter ou plus simplement de nous divertir ? Pourquoi étudions-nous l’histoire ? C’est à ces questions que le présent ouvrage entend apporter des éléments de réponse. Il ne s’agit pas ici de résoudre tous les dilemmes, car l’histoire est par définition un processus de découverte et non un dogme avéré. Il s’agit de montrer pourquoi l’histoire est aujourd’hui plus importante que jamais.


Mentir

C’est l’un des exemples les plus remarquables de mensonge historique : en 2012, Donald Trump, alors candidat à la présidence des États-Unis, s’est distingué en laissant entendre que le président Barack Obama n’était pas né sur le sol américain et n’aurait de ce fait jamais dû être élu. Lorsqu’Obama a rendu public son acte de naissance, confirmant qu’il était bien né dans l’état de Hawaï, Trump a mis en doute l’authenticité du document alors même qu’il ne détenait pas la moindre preuve de fraude. Lors de la campagne présidentielle de 2016, Trump a ensuite radicalement changé de stratégie en reconnaissant qu’Obama était bien né aux États-Unis et en se vantant d’avoir mis fin à une polémique qu’il avait lui-même fabriquée de toutes pièces. Cette fausse polémique fait aujourd’hui beaucoup moins recette, mais d’autres ont la vie dure, notamment la négation de l’Holocauste.

En Europe, des politiciens, ainsi que certains écrivains d’extrême droite, ont cherché à obtenir leur quart d’heure de célébrité en niant la réalité de l’assassinat délibéré de six millions de Juifs entre 1933 et 1945. Le négationnisme peut prendre des formes variées : certains affirmeront que le chiffre des six millions est largement exagéré, tandis que d’autres nieront qu’Hitler et les nazis ont eu une politique génocidaire officielle ou que les chambres à gaz ont existé. Le négationnisme est devenu un modèle pour ceux qui cherchent à mentir sur l’histoire ; ceux qui s’en réclament refusent d’admettre la validité des témoignages oculaires des victimes elles-mêmes et de ceux qui ont libéré les prisonniers des camps de concentration. Ils rejettent aussi la recherche historique méticuleuse qui a ensuite permis d’établir le nom et le matricule de ceux qui y ont été assassinés, ou de mettre en évidence, avec une précision effroyable, les intentions des meurtriers et les moyens dont ils ont disposé. Si les historiens peuvent être en désaccord (et ils le sont) sur la façon dont il faut interpréter l’Holocauste, aucun historien ou enseignant sérieux ne peut douter que ces meurtres aient été délibérés et qu’ils aient eu lieu à très grande échelle.

Pourtant, malgré les réfutations répétées fondées sur d’innombrables documents, malgré l’exemplarité des actions, officielles et officieuses, entreprises par l’Allemagne pour affronter la réalité de ces crimes, le négationnisme continue de se répandre en Europe et dans le reste du monde, souvent par l’intermédiaire de réseaux sociaux comme Facebook. Le négationnisme bénéficie également du soutien inconditionnel de certains gouvernements du Moyen-Orient qui en ont fait un accessoire utile de leur politique anti-israélienne. Le 14 décembre 2005, le président iranien Mahmoud Ahmadinejad a ainsi qualifié l’Holocauste de « mythe », avant que l’agence de presse iranienne ne retire ces mots de la retranscription de son discours et fasse comme s’ils n’avaient jamais été prononcés, remplaçant un mensonge par un autre. Malgré leurs faiblesses et leur logique artificielle, les arguments négationnistes font leur effet : un sondage international effectué entre la fin de l’année 2013 et le début de l’année 2014 a montré que dans la population du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, un cinquième de celles et ceux qui avaient entendu parler de l’Holocauste tenaient pour erronées les descriptions qu’en faisaient les historiens.

Le mensonge historique éhonté s’est banalisé du fait de l’influence des réseaux sociaux. Internet a permis à ce genre de mensonge de se propager puisque chacun peut virtuellement y poster ce que bon lui semble sous couvert d’anonymat, sans évaluation préalable et sans qu’aucune sanction soit possible ; les affirmations les plus extravagantes y circulent largement et gagnent en crédibilité à cause de cette circulation-même. Dans ces conditions, insister sur la vérité historique devient un acte citoyen aussi courageux qu’indispensable.

Les historiens font rarement l’objet de menaces de mort ou de fatwas et sont encore plus rarement assassinés, ce qui est pourtant le cas des journalistes, des romanciers ou des figures de l’opposition dans de trop nombreux pays, mais ils se retrouvent souvent au centre de polémiques. Les gouvernements autoritaires n’aiment guère les historiens, qui ont la réputation d’insister sur des vérités parfois gênantes. L’historien français Jules Michelet s’était ainsi vu priver de son poste de professeur par le gouvernement de Napoléon III en 1851 parce que ses étudiants sortaient parfois de ses cours en criant des slogans hostiles au pouvoir. La police avait envoyé des agents suivre incognito ses cours et leur avait ensuite demandé de rendre publiques des versions trafiquées de ses notes de cours dans l’espoir de ternir sa réputation. Plusieurs de ses collègues avaient lâchement accepté de censurer son enseignement et de laisser le champ libre aux manœuvres du pouvoir. Michelet avait été alors démis de son poste aux Archives nationales pour avoir refusé de prêter serment à l’Empire après le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte contre la législature qui avait refusé d’étendre la limite de son mandat. Michelet avait cependant eu plus de chance que les centaines d’autres opposants à ce coup d’État, arrêtés et déportés au bagne de Cayenne, en Guyane française.

L’exemple de Michelet le montre bien : les historiens les plus inoffensifs peuvent se retrouver en première ligne en temps de crise politique ou diplomatique. En 1940, le magazine Time a rapporté qu’Harold Rugg, auteur américain d’un manuel d’histoire populaire, était accusé d’être communiste et de présenter les États-Unis comme le pays de la lutte des classes et des inégalités. Catalogué comme « subversif » parce qu’il n’enseignait pas les « vraies valeurs de l’Amérique », Rugg a vu ses livres interdits dans certaines académies et même brûlés en place publique par un responsable scolaire dans une ville de l’Ohio. Les auteurs de manuels scolaires et surtout leurs éditeurs font tout leur possible pour éviter les polémiques et préserver leur part de marché, mais l’exemple de Rugg montre que la remise en cause de la vérité historique vient se nicher partout.

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