Helena Rosenblatt, L'histoire oubliée du libéralisme – De la Rome antique au 21e siècle

Extrait

Introduction


Faire l’histoire d’un mot, ce n’est jamais perdre sa peine.
Lucien Febvre, 1930


Le mot « libéralisme » est un mot simple et omniprésent dans notre vocabulaire. C’est aussi un concept à haut risque qui est à l’origine de débats enflammés. Certains y voient un don de la civilisation occidentale à l’humanité tout entière, d’autres en font la raison de son déclin. On ne compte plus les livres qui ont été écrits pour l’attaquer ou le défendre et rares sont ceux qui parviennent à rester neutres. On dit qu’il a détruit la religion, la famille, la communauté, qu’il est moralement permissif et hédoniste lorsqu’il n’est pas raciste, sexiste et impérialiste. Ses défenseurs sont tout aussi excessifs et en font la source de tout ce que nous avons de mieux : de notre conception de l’équité et de la justice sociale à la liberté et à l’égalité.
À dire vrai, nous ne savons pourtant pas très bien ce que nous entendons par libéralisme. C’est un terme que nous utilisons de toutes sortes de façons, parfois intentionnellement mais aussi parfois sans nous en rendre compte. Ces différents usages ne se recoupent guère, rendant de fait impossible toute discussion raisonnable, et nous gagnerions à savoir ce dont nous parlons lorsque nous parlons de libéralisme.

De ce point de vue, les différentes histoires du libéralisme ne nous sont pas d’un très grand secours. D’abord parce qu’elles se contredisent souvent. Tel ouvrage récent, par exemple, présente le christianisme comme l’origine du libéralisme tandis que pour tel autre, c’est la lutte contre le christianisme qui lui a donné naissance. Les différentes généalogies du libéralisme attribuent sa naissance et son développement à un groupe de penseurs canoniques dont les membres changent souvent. John Locke est généralement considéré comme un père fondateur, mais certains évoquent Hobbes ou Machiavel, voire Platon ou le Christ lui-même. Certains font d’Adam Smith un membre du groupe, ainsi que d’autres économistes, mais d’autres s’y opposent. Il convient ici de souligner qu’aucun de ces penseurs ne se considérait comme libéral ou ne soutenait une forme ou une autre de libéralisme : ils ne disposaient alors ni du mot ni de l’idée. En outre, il va sans dire que ce que nous entendons par libéralisme dépend grandement des théoriciens auxquels nous relions ce concept et de la lecture que nous en faisons. Ceux qui partent de Machiavel et Hobbes sont généralement des critiques du libéralisme, tandis que ceux qui partent de Jésus le défendent.

Mon objectif dans ce livre n’est ni de défendre ni d’attaquer le libéralisme mais d’en donner une définition et d’en retracer l’évolution à travers les siècles. J’entends définir ce que les mots « libéral » et « libéralisme » ont pu signifier pour ceux qui les utilisaient, montrer comment les libéraux se définissaient eux-mêmes et ce qu’ils avaient en tête lorsqu’ils parlaient de libéralisme. Cette histoire-là n’a jamais été racontée.

La plupart des chercheurs reconnaissent un problème de définition et admettent en préambule de leurs travaux que le terme de libéralisme est un terme insaisissable et incertain. Il est cependant étrange que la plupart d’entre eux en donnent ensuite leur propre définition tout en construisant l’histoire qui la confirme. Cela revient à mon sens à prendre les choses à l’envers et c’est précisément pour cela que j’entends clarifier nos idées et remettre l’histoire à l’endroit.

Le libéralisme est aussi lié à quelques énigmes et curiosités supplémentaires. De nos jours, dans le langage courant de France ou d’autres régions du monde, être libéral signifie soutenir un « État faible », alors qu’aux États-Unis, cela signifie au contraire être partisan d’un « État fort ». Les libertariens américains s’affirment aujourd’hui comme les seuls libéraux véritables. Étrangement, tous ces gens sont pourtant censés faire partie de la même tradition libérale. Comment et pourquoi en sommes-nous arrivés là ? C’est ce que je vais tenter d’expliquer.

Au fond, ce que je propose ici est une histoire du mot « libéralisme ». Je suis convaincue que si l’on ne prête pas suffisamment attention à l’usage réel de ce mot, les versions de l’histoire que nous racontons divergeront inévitablement jusqu’à se contredire. Nous les aurons échafaudées sur des faits historiques fragiles et elles seront entachées d’anachronismes.

Mon approche m’a amenée à des découvertes étonnantes. L’une d’entre elle est le rôle central de la France dans l’histoire du libéralisme. Nous ne pouvons ignorer le fait que certains des penseurs les plus pertinents les plus influents du libéralisme étaient français. Une autre de mes découvertes est l’importance de l’Allemagne, dont la contribution à l’histoire du libéralisme est généralement minimisée, pour ne pas dire totalement laissée dans l’ombre. La vérité est pourtant là : c’est la France qui a inventé le libéralisme au début du xixe siècle et l’Allemagne qui l’a repensé un demi-siècle plus tard. L’Amérique ne s’est emparée du libéralisme qu’au début du xxe siècle et ce n’est qu’à ce moment-là qu’il s’est mué en une tradition politique américaine.

Comme nous allons le voir, un certain nombre de personnages aujourd’hui tombés dans l’oubli ont apporté une contribution significative au libéralisme. Le théologien allemand Johann Salomo Semler est ainsi l’inventeur du libéralisme religieux et l’aristocrate français Charles de Montalembert est sans doute l’inventeur du terme de « démocratie libérale ». D’autres personnages clef ont contribué au journal américain New Republic et ainsi importé et diffusé le concept en Amérique.

Les libéraux généralement considérés comme canoniques, à l’instar de John Locke et John Stuart Mill, ont effectivement joué un rôle important dans mon histoire, mais comme nous le verrons, ils ont été profondément marqués par les débats de leur temps et inspirés par les penseurs français et allemands qu’ils connaissaient parfaitement. Ils s’adressaient directement à leurs contemporains et non aux nôtres. Je me suis également intéressée à ceux qui ont contribué sans le vouloir à l’histoire du libéralisme, comme les deux empereurs Napoléon, le chancelier autrichien Clemens von Metternich et nombre de grandes figures de la contre-révolution, qui ont poussé les libéraux à préciser et développer leurs convictions.

J’entends expliciter ce qui est à mes yeux un fait déterminant que l’histoire a oublié : la plupart des libéraux étaient au fond des moralistes et leur libéralisme n’avait rien à voir avec l’individualisme atomistique que nous connaissons aujourd’hui. Ils n’évoquaient jamais les droits sans insister aussi sur les devoirs. La plupart des libéraux pensaient que les individus avaient des droits parce qu’ils avaient des devoirs et la plupart d’entre eux s’intéressaient aussi à la justice sociale. Ils ont toujours rejeté l’idée qu’une communauté viable pouvait être édifiée sur la seule base de l’intérêt particulier. Ils n’ont jamais cessé de mettre en garde contre les dangers de l’égoïsme, ils n’ont jamais cessé de promouvoir la générosité, la probité morale et les valeurs civiques. Il ne faut bien évidemment pas en déduire qu’ils appliquaient toujours ce qu’ils prêchaient et se montraient systématiquement à la hauteur de leurs valeurs.

J’ai également voulu montrer que l’idée selon laquelle le libéralisme serait une tradition anglo-américaine dont la préoccupation principale est la protection des droits et des intérêts des individus est en réalité une évolution très récente dans l’histoire du libéralisme. Elle résulte des deux guerres du xxe siècle et surtout de la peur du totalitarisme qui a marqué la Guerre froide. Au cours des siècles précédents, être libéral signifiait bien autre chose : être un citoyen généreux et soucieux de la communauté civique, ou encore comprendre le lien qui existe entre les citoyens et agir pour le bien commun.

Les libéraux ont dès l’origine été obsédés par le besoin de réforme morale et envisageaient leur projet comme un projet éthique. Cette importance accordée à la réforme morale permet de comprendre leur intérêt pour la religion et ce livre a également pour ambition de réorienter la discussion afin de prendre en considération cette donnée importante. Je montre aussi que les idées et les controverses religieuses ont dès l’origine conditionné le débat sur le libéralisme et divisé l’opinion en deux camps hostiles. Les premiers adversaires du libéralisme l’ont qualifié d’« hérésie politico-religieuse », donnant le ton des attaques à venir. Aujourd’hui encore, le libéralisme est obligé de se défendre contre d’incessantes accusations d’irréligion et d’immoralité.

Que les libéraux aient pu se considérer comme des réformateurs moraux ne veut pas dire qu’ils aient été eux-mêmes irréprochables. Des travaux récents ont mis en évidence la face sombre du libéralisme et les chercheurs ont révélé l’élitisme, le sexisme, le racisme et l’impérialisme de nombreux libéraux. Comment une idéologie tournée vers l’égalité des droits a-t-elle pu soutenir des pratiques aussi critiquables ? Loin de moi l’idée de nier les aspects les moins reluisants du libéralisme, mais en replaçant les idées libérales dans le contexte de leur temps, l’histoire que je raconte est plus complexe et plus nuancée.

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