Barbara Natterson-Horowitz et Kathryn Bowers, L'âge sauvage

Extrait

Prologue


[…]


Une tribu planétaire

Les biologistes savent depuis longtemps que les animaux, humains ou non, subissent des changements physiques et comportementaux entre la petite enfance et l’âge adulte. Mais que penser de la prise de risque, de la socialisation et de l’expérimentation sexuelle ? Et du moment où l’on quitte ses parents pour chercher fortune ou se chercher soi-même ? Et de l’angoisse, des sautes d’humeur, des émotions violentes ou romantiques, des hormones en folie et du cerveau « adolescent » en pleine mutation ? Tous ces phénomènes sont-ils le propre de l’homme ? Nous n’allions pas tarder à apprendre qu’il n’en est rien.

    Si l’expérience de l’adolescence varie d’un individu à l’autre pour ce qui est des détails — certains seront merveilleux, d’autres seront tragiques, et la plupart se situeront entre les deux —, nous avons repéré une constante qui vaut dans tous les cas. Quelles que soient l’espèce animale considérée, sa position sur Terre et l’époque à laquelle il vit, tout individu qui entreprend cette épopée se trouve confronté aux mêmes défis fondamentaux. Parvenir à surmonter ces défis constitue à nos yeux la définition même de la maturité.

    Au cours de ce périple, les adolescents — depuis le grand dauphin jusqu’à la buse à queue rousse en passant par le poisson clown et par l’homme — partagent plus de choses les uns avec les autres qu’ils n’en partagent avec leurs parents matures ou avec leurs jeunes frères et sœurs immatures. Ils partagent ce que le psychologue Andrew Solomon nomme une « identité horizontale ». Dans Les enfants exceptionnels, Solomon oppose les identités verticales, qui nous lient à nos ancêtres, aux identités horizontales, qui nous lient à des pairs avec lesquels nous partageons des attributs similaires mais aucun lien familial. Nous avons étendu le concept de Solomon à d’autres espèces, et formé l’hypothèse que les adolescents partagent tous une identité horizontale — une appartenance temporaire à une tribu d’adolescents à l’échelle de la planète.

    Ce voyage planétaire, et la manière dont l’effectuent les adolescents avec plus ou moins de succès, constitue le sujet de ce livre. Notre postulat : l’adolescence humaine prend racine dans notre passé d’animaux sauvages, et ses joies, ses tragédies, ses passions et ses objectifs ne sont nullement inexplicables — ils ont une exquise motivation évolutionnaire.

 

Devenir adulte sur Terre

À Harvard, au printemps de 2018, nous avons donné un cours pour étudiants de premier cycle, « Devenir adulte sur la planète Terre », fondé sur les recherches décrites dans ce livre. Le premier jour, nous avons demandé à nos étudiants de prendre leur sac à dos et de nous suivre ; nous avons traversé le musée d’archéologie Peabody, dépassé les vitrines de poupées kachina et les imposantes stèles mayas, et enfin pénétré dans la bibliothèque d’anthropologie Tozzer. Une première édition de Mœurs et sexualité en Océanie de Margaret Mead nous attendait là, reliée et disposée sur une longue table en bois. En 1925, à l’âge de 23 ans (à peine sortie de l’adolescence, donc, selon nos critères actuels), Mead s’est rendue dans le Pacifique Sud pour étudier l’adolescence dans une autre culture, afin de mieux comprendre ce qu’elle signifie chez les Américains d’aujourd’hui. L’approche comparative de Mead a bouleversé le champ de l’anthropologie ; elle met notamment l’accent sur la culture (plutôt que sur la biologie), estimant que c’est la culture, plus que tout autre facteur, qui forme les individus et les sociétés humaines. Par la suite, on a pu reprocher à ses travaux (injustement, selon certains) de s’appuyer sur des méthodes impressionnistes insuffisamment étayées par les faits ; Mead n’en compte pas moins parmi les intellectuels qui ont œuvré au xxe siècle à une meilleure compréhension du développement humain, et notamment de l’adolescence.

    Vers la fin du XIXe siècle, le psychologue américain G. Stanley Hall a éveillé l’intérêt des chercheurs pour l’adolescence ; pour décrire cet âge particulier, il a emprunté un terme d’histoire littéraire allemande, le Sturm und Drang (tempête et passion). Tout au long du xxe siècle, des psychanalystes tels que Sigmund et Anna Freud, Erik Erikson et John Bowlby ont avancé des explications fondées sur l’éducation pour expliquer les défis de l’enfance et de l’adolescence ; de son côté, le psychologue cognitiviste Jean Piaget a soutenu que la biologie et l’environnement jouaient un rôle essentiel dans la formation mentale de l’adolescent. Le Prix Nobel Nikolaas Tinbergen, ornithologue de formation et fondateur de l’éthologie, a mis en lumière les racines animales du développement humain. À cette époque, l’adolescence était souvent considérée comme une sorte de maladie : on examinait les personnes qui en étaient atteintes comme si quelque affection était la cause de leur agitation, de leur esprit rebelle, de leur témérité et de leur malheur.

    Les progrès des neurosciences ont changé la donne à partir des années 1960. Les travaux de Marian Diamond sur la plasticité cérébrale et ceux de Robert Sapolsky sur la coévolution du développement du cerveau social et du cerveau émotionnel ont fait évoluer notre conception de l’adolescence humaine ; si celle-ci passait jusqu’alors pour une étape difficile aux caractéristiques immuables, elle est désormais considérée comme une période dynamique indispensable à un développement normal. Frances E. Jensen, Sarah-Jayne Blakemore, Antonio Damasio et quelques autres ont relié la génétique et l’environnement à certains aspects remarquables et terrifiants de cet âge, tels que la prise de risque, la recherche de la nouveauté et l’influence des pairs. Linda Spear, psychologue du développement, a examiné la biologie du cerveau des adolescents en relation avec leur tempérament, et Judy Stamps, biologiste de l’évolution, a exploré la manière dont les environnements, qu’ils soient physiques ou sociaux, façonnent le destin des adolescents. Le psychologue Jeffrey Arnett a popularisé le terme « adulte émergent » et montré combien la culture moderne pouvait façonner l’expérience adolescente. Enfin, en plus de nous éclairer sur cette période de la vie souvent remuante pour les parents et pour les éducateurs, les travaux du psychologue Laurence Steinberg sur la neurobiologie des adolescents invitent à s’interroger sur la nécessité de punir les jeunes accusés, dans les affaires pénales, aussi sévèrement que s’ils étaient de véritables adultes.

    Dans le sillage de ces penseurs, à commencer par celui de Mead, nous avons adopté une approche comparative dans nos recherches, dans notre enseignement et dans ce livre. Au-delà des comparaisons strictement humaines, cependant, nous examinerons les principaux défis rencontrés par les adolescents de toutes espèces. Tel est l’objet de notre étude : non pas les deux cent mille ans d’histoire d’Homo sapiens, mais les six cents millions d’années d’histoire de la vie animale sur Terre.

 

Puberté jurassique

Les termes « adolescence » et « puberté » sont parfois utilisés indifféremment — or, s’ils sont effectivement liés, ils ne signifient pas tout à fait la même chose. La puberté est le processus biologique, déclenché par les hormones, qui débouche sur la possibilité pour un animal de se reproduire. La puberté relève d’un développement strictement physique — une poussée de croissance et, entre autres choses, une activation des ovaires et des testicules qui entraîne la production d’ovules et de spermatozoïdes. Les grands requins blancs ont une puberté. Les crocodiles aussi, tout comme les pandas, les paresseux et les girafes. Les insectes ont une puberté (qui constitue une phase de leur métamorphose). Tous les Néandertaliens adultes ont connu la puberté, de même que Lucy, la célèbre femelle hominidé Australopithecus afarensis dont on a retrouvé les ossements, vieux de 3,2 millions d’années, sur un site de l’Éthiopie actuelle. Jane, une Tyrannosaurus rex adolescente, a connu une puberté de dinosaure voilà 67 millions d’années dans le Montana. Elle est morte avant la fin de cette phase, selon les paléontologues qui ont exhumé son squelette et donné son nom à la jeune T-rex.

    Les détails varient selon les espèces, mais la séquence biologique de base de la puberté présente des similitudes étonnantes dans tous les cas. Elle doit aux mêmes hormones de passer à la vitesse supérieure, et cela chez les colibris comme chez les autruches, chez les fourmiliers géants comme chez les poneys nains. Des hormones presque identiques la déclenchent chez les escargots et les limaces, les homards et les huîtres, les palourdes, les moules et les crevettes.

    L’éblouissante variété des formes de vie que nous observons aujourd’hui sur Terre est apparue voilà 540 millions d’années, au cours d’une période que l’on appelle l’explosion cambrienne. La puberté, elle, est plus ancienne encore. Elle s’insère dans le cycle de vie de l’une des plus anciennes formes de vie sur Terre, les protozoaires unicellulaires. Ces protozoaires existent encore aujourd’hui, et l’un d’entre eux, le Plasmodium falciparum, se retrouve parfois dans le sang humain à la suite d’une piqûre de moustique. Cet organisme physiquement immature flotte alors dans le corps humain, tout à fait inoffensif, jusqu’à ce qu’il atteigne sa puberté protozoaire ; il devient alors l’une des principales causes de décès dans le monde : Plasmodium falciparum est le parasite qui cause la malaria.

    Malgré ses connotations sexospécifiques, la puberté exerce ses effets hormonaux sur tous les systèmes organiques du corps. Le cœur se développe et accroît de beaucoup les performances cardiovasculaires. Les poumons augmentent leur capacité, ce qui donne plus d’endurance aux jeunes athlètes — et davantage de crises aux asthmatiques. L’allongement du squelette donne un coup d’accélérateur aux corps pré-adultes, dotés de membres dégingandés, mais cette croissance osseuse rapide est également à l’origine d’une incidence accrue des cancers des os à cet âge. Le crâne enfantin grandit pour atteindre les dimensions d’un crâne adulte, que ce soit chez les humains ou chez les dinosaures. Les mâchoires changent de forme, tout comme les dents qu’elles contiennent. De fait, les grands requins blancs sont incapables d’administrer leurs morsures les plus mortelles avant la fin de leur puberté.

    La puberté est donc un très vieux processus de transformation physique. Mais, pour atteindre l’âge adulte, une jeune créature physiquement développée doit passer par une deuxième phase. Celle-ci associe le corps et le comportement. Il s’agit d’apprendre à penser, à agir, et même à se sentir comme un membre mature d’un groupe. C’est une période où l’on accumule des expériences cruciales, où l’on absorbe des informations livrées par des mentors et où l’on se mesure à ses pairs, à ses frères et sœurs, à ses parents.

    Cette phase, c’est l’adolescence, et elle dure aussi longtemps qu’il le faut pour créer un adulte mature. En fait, pour qu’une espèce produise des adultes matures, et non pas simplement des individus physiquement adultes, l’adolescence est essentielle. La quête de la maturité par l’expérience, voilà l’objectif universel de l’adolescence dans la nature.

    Ce périple est parfois l’occasion d’innovations étonnantes. L’une des découvertes de fossiles les plus célèbres de ces dernières décennies est celle d’un poisson, dénommé Tiktaalik, qui a été exhumé par le paléontologue Neil Shubin, professeur àl’université de Chicago. Ces créatures vieilles de 375 millions d’années portent la trace d’un élément crucial de notre évolution : quatre petits membres servant à la fois de nageoires et de pieds. Ces quatre appendices témoignent du rôle de pionnier joué par Tiktaalik dans l’une des plus fascinantes épopées de la vie sur Terre : le passage de l’eau à la terre ferme.

    Shubin a découvert une autre caractéristique notable des fossiles de Tiktaalik. On a trouvé des spécimens de tailles très variées, certains de la longueur d’une raquette de tennis, d’autres plus longs qu’une planche de surf. On peut en déduire quelque chose d’aussi phénoménal qu’évident : ces antiques poissons grandissaient. Et, au cours de ce processus, comme les adolescents d’aujourd’hui, les individus Tiktaalik tout juste pubères étaient particulièrement vulnérables : non seulement leur taille était insuffisante, mais ils manquaient d’expérience face aux prédateurs, aux rivaux, tout comme en matière de sexualité ou de recherche de nourriture. La vulnérabilité et l’inexpérience poussent régulièrement les jeunes animaux à pénétrer dans des environnements inconnus. Nous avons écrit à Shubin pour lui demander s’il estimait possible que des Tiktaalik adolescents aient mené l’offensive terrestre. Jugeant cette hypothèse plausible, il nous a répondu : « L’espèce Tiktaalik présentait des adultes carnivores de grande taille, donc proches du sommet de la chaîne alimentaire ; les juvéniles, en revanche, étaient sans doute très exposés à la prédation, et auraient donc eu intérêt à devenir en partie terrestres. De plus, s’avancer sur la terre ferme, en tout cas au début, était sans doute plus simple pour des poissons pas trop grands. »

    Ce n’est là qu’une hypothèse, mais elle correspond à tout ce qu’on sait en matière de comportement des adolescents — en tout temps et en tous lieux — pour ce qui concerne la prise de risque et la quête de nouveauté. Poussés par la nécessité, les adolescents explorent les frontières. Ils inventent de nouvelles façons de survivre. Ce faisant, ils parviennent à créer un avenir.

 

Le cerveau adolescent

Le cerveau compte parmi les organes qui subissent des changements radicaux durant la puberté et l’adolescence. Le cerveau « adolescent » en transition, affecté par des bouleversements fabuleux, se distingue nettement du cerveau d’enfant qu’il a été et du cerveau adulte qu’il sera un jour.

    Si tous les cerveaux fabriquent des souvenirs, notre cerveau adolescent en emmagasine un nombre considérable qui façonne notre identité et notre perception du monde pour le restant de nos jours. Les psychologues parlent d’une « bosse de la réminiscence » pour désigner les souvenirs particulièrement profonds et durables qui se forment au cours de cette période (entre 15 et 30 ans chez l’homme, en gros).

L’impulsivité des adolescents, leur quête d’expériences et de nouveauté, mais aussi l’immaturité de leurs prises de décision, tout cela serait rattaché au centre des fonctions exécutives du cerveau, en particulier le cortex préfrontal, qui mûrit dans les dernières phases du développement cérébral. La préférence des adolescents pour la compagnie de leurs pairs, ainsi que leurs conflits avec leurs parents, sont également liés à une neurobiologie spécifique dans les zones du cerveau responsables des émotions, de la mémoire et de la récompense. Il en va de même pour leurs sautes d’humeur, entre hauteurs stratosphériques et profondeurs abyssales. La vulnérabilité face à la toxicomanie, aux comportements autodestructeurs et aux maladies mentales a également été attribuée à un cerveau encore en développement, qui n’achève sa transformation que vers la fin de la vingtaine, voire au début de la trentaine.

    Les mystères du cerveau humain adolescent ont fait l’objet de nombreuses études au cours des dernières décennies, et ces recherches nous aident à mieux comprendre pourquoi les adolescents se comportent ainsi. Mais ces découvertes révolutionnaires font l’impasse sur une révélation bien plus importante : à l’adolescence, le cerveau et le comportement d’autres animaux subissent eux aussi une transformation considérable.

    Chez les oiseaux adolescents, une certaine région du cerveau (comme le cortex préfrontal en développement chez l’homme) aide les jeunes à gagner en maîtrise. Le cerveau des orques et des dauphins adolescents poursuit son développement après la maturité physique et sexuelle, tout comme le nôtre. Le cerveau en évolution des adolescents d’autres primates et de petits mammifères est à l’origine de tendances comme la quête du risque, la sociabilité et le goût des nouvelles expériences. Même les reptiles adolescents présentent des changements neurologiques uniques entre la vie juvénile et la vie adulte, tout comme les poissons adolescents.

    Que nos corps soient recouverts de peau, d’écailles ou de plumes, que nous nous déplacions en courant, en volant, en nageant ou en rampant, nous partageons une biologie commune qui construit et façonne notre identité d’adulte. Ce livre examine le caractère universel de la période séparant l’enfance de l’âge adulte — ce que nous appellerons ici « l’âge sauvage ». En observant le monde animal sur des centaines de millions d’années d’évolution, on peut distinguer entre les aspects de l’adolescence propres à une seule espèce animale ou à une seule culture humaine, d’une part, et d’autre part ceux qui constituent la norme sur la planète Terre.


Les quatre compétences fondamentales de la vie

Notre idée maîtresse sera la suivante : quatre défis fondamentaux de l’âge sauvage sont les mêmes chez la drosophile qui atteint sa maturité dans les bananes de la corbeille à fruits, chez le lion presque adulte du Serengeti et chez un jeune homme de 19 ans qui doit gérer en même temps son travail, ses études, ses amis, ses relations et ses autres responsabilités. Voici les quatre défis en question :

    Les animaux sont confrontés à chacun de ces quatre défis fondamentaux tout au long de leur vie, mais c’est à l’adolescence et au début de l’âge adulte qu’ils doivent les affronter tous ensemble pour la première fois, généralement sans le soutien ou la protection de leurs parents. Les expériences vécues durant l’âge sauvage permettent d’acquérir les compétences nécessaires à la vie et façonnent le destin des individus à l’âge adulte.

    Éviter le danger. Se faire une place dans un groupe. Apprendre les règles de la séduction. Devenir autosuffisant et exercer sa détermination. Ces compétences sont universelles, car elles permettent la survie de jeunes animaux qui découvrent le monde sauvage. Pour réussir leur vie, ils ne pourront se passer de telles compétences.

    Sécurité. Statut. Sexualité. Autonomie. Ces quatre compétences sont également au cœur de l’expérience humaine ; elles ont toutes inspiré des tragédies, des comédies ou des épopées.

    D’innombrables situations peuvent mal tourner pour un animal adolescent sur le chemin de l’âge adulte. Mais, quand tout se passe bien et qu’un adulte mature finit par en émerger, c’est toujours pour la même raison — c’est le signe que, pendant son âge sauvage, cet individu a su relever les quatre grands défis et a développé des compétences face à chacun d’entre eux. Ces individus n’ont pas seulement grandi, ils ont mûri. Voilà plus de 600 millions d’années que d’innombrables animaux entreprennent le périple de l’âge sauvage. L’antique patrimoine que représentent toutes ces expériences combinées peut aujourd’hui, nous semble-t-il, constituer un guide de survie permettant de s’épanouir à l’âge adulte.


[…]

 

Télécharger le PDF