Lynn Hunt, L'invention des droits de l'homme

Extrait

Préface à l’édition française de Lynn Hunt, L'invention des droits de l'homme – Histoire, psychologie et politique

par Amartya Sen, Université Harvard, lauréat du prix Nobel d’économie

(traduit de l’anglais par Sylvie Kleiman-Lafon © 2013 éditions markus haller)


Les écrits de Lynn Hunt sur l’histoire, y compris ses travaux de grande ampleur sur la Révolution française, ont été profondément éclairants et n’ont pas manqué d’influencer durablement la recherche dans ce domaine. Lynn Hunt parvient à définir avec une exceptionnelle clarté la nature des événements historiques et leurs conséquences immédiates comme à plus long terme. C’est pourquoi ceux qui liront L’Invention des droits de l’homme le feront dans l’espoir d’en savoir davantage sur la façon de penser les droits de l’homme à la lumière de l’évolution des idées qui ont entouré leur naissance, de leur diffusion et des résistances qu’elles ont rencontrées et vaincues. Non seulement l’espoir des lecteurs est largement comblé, mais Lynn Hunt leur offre une analyse incroyablement riche d’une idée ardue, celle des droits de l’homme, analyse que pouvait seule proposer une historienne de haut niveau, qui ne redoute pas la complexité.


Ce livre sur les droits de l’homme est une grande réussite, dont ne manqueront pas de bénéficier les théoriciens, les praticiens ou les critiques, ce qui est déjà le cas dans le monde anglophone depuis la publication de ce livre en anglais en 2007. Il est fort heureux que cet ouvrage soit désormais disponible en français et en France, le pays dans lequel se sont produits nombre des événements qui ont accompagné la naissance de l’idée même de droits de l’homme.


Lynn Hunt articule son analyse autour de la constatation que « les droits de l’homme doivent avoir trois qualités connexes : ils doivent être naturels (inhérents à l’être humain), égaux (les mêmes droits pour chacun) et universels (applicables partout). » Ceux qui insistaient sur une approche strictement juridique de toute idée de droit (n’envisageant un droit que comme la capacité à se soumettre aux lois établies), ne pouvaient accepter qu’un droit puisse être « naturel » et ne pas découler directement de la loi. Jeremy Bentham, dans son Traité des sophismes politiques et des sophismes anarchiques rédigé entre 1791 et 1792, balaie cette idée d’un revers de la main : « Parler de droits naturels n’a aucun sens : parler de droits naturels et imprescriptibles (une expression américaine) est une absurdité rhétorique : une absurdité s’ajoutant à une autre. » Un droit doit être « un enfant de la loi, » s’emporte Bentham avec l’assurance et la hargne d’un homme qui s’appuie sur une définition inébranlable — la sienne — au lieu de fournir un argument. Qu’il puisse y avoir d’autres façons de penser cette attention réciproque qu’exigent les individus — et qui peut s’étendre aux États et aux institutions internationales — le père de l’utilitarisme ne pouvait pas plus l’accepter que les utilitaristes qui lui emboîtèrent le pas.


Malgré l’opposition intellectuelle de ces légalistes pragmatiques, Lynn Hunt montre que l’idée de l’existence de droits naturels fut apparemment plus facile à accepter que « l’idée de leur égalité ou de leur universalité. » L’idée de droits naturels était assez fermement établie dans le monde du XVIIIe siècle, même lorsque ces droits n’étaient encore considérés que comme le fondement de la loi et non comme ayant déjà force de loi. C’est dans ce contexte que la Déclaration d’indépendance américaine avait invoqué en 1776 la force des droits de l’humanité en général pour en faire la base de la constitution américaine à venir. La profonde influence qu’eut alors la déclaration américaine sur la France et sur d’autres pays d’Europe n’a pas échappé au Marquis de Condorcet, théoricien français de la Révolution, qui en fait le sujet de son essai « De l’Influence de la révolution d’Amérique sur l’Europe », publié en 1786. Lynn Hunt éclaire et confirme l’importance de ce lien, mais elle souligne également le fait que les droits n’eurent pas une place prépondérante dans la Constitution américaine de 1787 et durent être incorporés aux dix premiers amendements en 1791, puis dans la Bill of Rights. Outre ce léger retard, la Bill of Rights américaine ne partageait nullement l’idéal universaliste de la Déclaration d’indépendance et n’était somme toute, comme le montre Lynn Hunt, qu’« un document éminemment particulariste. » La Révolution française passa par là et les droits de l’homme dans leur acception la plus générale furent énoncés en 1789 (c’est cette déclaration qui suscita l’ire de Bentham).


La pensée américaine et la pensée française s’influencèrent réciproquement, ce que Lynn Hunt analyse avec beaucoup d’attention au fil de commentaires éclairants. Elle explique également comment « la déclaration française des droits de l’homme et du citoyen de 1789 précéda dans les faits la déclaration américaine ».


Nous devons par ailleurs distinguer ce qui fut énoncé et changé en loi de ce qui finit par devenir le mode de pensée dominant dans un monde en révolution. Comment se fait-il que la cause de l’égalité et de l’universalité des droits humains finit par triompher, certes pas de façon définitive (la chose est impossible), mais avec suffisamment de force pour que ce discours se retrouve au coeur de la nouvelle pensée mondiale qui vit le jour à la fin du XVIIIe siècle ? Pourquoi les droits de l’homme sortirent-ils vainqueurs de cette première confrontation, même si la « révolution des droits de l’homme », comme le souligne Hunt, est par nature une révolution au long cours ? L’universalisme n’allait en effet pas manquer d’être progressivement englouti tout au long du siècle suivant, tandis que « le nationalisme [devenait] le cadre dominant de la discussion des droits […], après 1815, avec la chute de Napoléon et les derniers feux de l’ère révolutionnaire. » Mais comment l’idée des droits de l’homme, nécessairement universelle, allait-elle triompher pour un temps et devenir la pensée dominante avec le soutien des grandes figues intellectuelles de la période ?


Aux côtés des nombreuses analyses historiques que contient ce petit livre, Lynn Hunt raconte avec beaucoup de force comment « entre 1689 et 1776, des droits considérés la plupart du temps comme les droits d’une catégorie particulière de population — par exemple les hommes anglais nés libres — se changèrent en droits humains, en droits naturels universels, ce que les Français ont appelé ‘les droits de l’homme’ ». L’idée des droits de l’homme évolua ensuite, avec des hauts et des bas, au fil des siècles et jusqu’au temps présent, pour aboutir à la Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée en 1948 par les Nations Unies nouvellement créées. Celle-ci continue à influencer de nombreux efforts de transformer le monde.


C’est un récit passionnant, qui se nourrit avec brio d’un mélange d’événements politiques, de développements littéraires (notamment l’apparition de nouveaux romans), de changements d’attitude, de spéculations philosophiques, d’émotions et de raisonnements. Je ne doute pas que les différents lecteurs de ce livre seront particulièrement sensibles au beau récit historique de Lynn Hunt, mais qu’il me soit permis de commenter ici un point précis qui me semble aussi étonnant qu’important.


Lynn Hunt montre particulièrement bien comment les romans, ainsi que la presse, ont influencé la façon dont les individus envisageaient leur rapport à l’autre. Elle analyse l’influence d’une longue série d’histoires dont elle fait remonter les origines à Héloïse et Abélard, au début du XIIe siècle. Ce chapitre est intitulé « Des torrents de pathétique » et comporte un sous-titre : « Lire des romans et imaginer l’égalité ». L’un des points les plus intéressants de cette analyse est la relation entre la raison et l’émotion : une opposition classique que Lynn Hunt ne reprend pas explicitement mais à propos de laquelle elle propose, à mon sens, des éclairages importants.


Comme l’indique le titre choisi par Lynn Hunt, cette dernière s’intéresse plus particulièrement au rôle central que jouent les émotions dans la façon dont les droits sont appréhendés et elle remarque que malgré l’imprécision des écrits de Denis Diderot sur le droit naturel, celui-ci n’a pas manqué d’évoquer « la principale caractéristique des droits de l’homme : la nécessité d’un sentiment intérieur largement partagé ». Lynn Hunt s’intéresse notamment à ce qu’elle appelle « l’intériorité ». Elle retrace la longue évolution de la perception du « moi » et montre comment « la notion de sensibilité au xviiie siècle, a entraîné une redéfinition du moi ». « Les romans et les journaux se sont multipliés, rendant la vie des gens ordinaires accessible à un lectorat toujours plus vaste ». Elle donne ensuite un certain nombre d’exemples révélateurs de la manière dont « les notions d’intégrité corporelle et de moi empathique » se trouvaient étroitement liées à l’idée que tous les êtres humains puissent avoir certains droits. Il était capital de reconnaître que l’attrait immédiat qu’a exercé la notion de droits de l’homme était lié à cette perception commune à laquelle les romans comme la presse ont oeuvré.


Lynn Hunt ne mentionne pas explicitement la thèse, parfois attribuée (à mon sens par erreur) à David Hume, selon laquelle la « morale raisonnée » serait une impossibilité parce que le fondement des jugements moraux relèverait des instincts et des émotions et non de la raison. Ce que l’analyse de Lynn Hunt laisse clairement entrevoir — tout au moins à mes yeux — est la façon dont cette conception commune de notre humanité partagée est à la fois le fruit de la perception raisonnée que nous avons de la vie et des préoccupations des autres et de la façon dont la personnalité des autres façonne notre raison comme nos sentiments. Ce que Lynn Hunt définit comme l’intériorité fait intervenir un processus de raisonnement auquel nous ne pouvons échapper et cette intériorité est également à l’oeuvre lorsque nous considérons que des individus différents (par leur lieu de vie, leur classe, leur genre ou tout autre caractéristique) ont malgré tout en partage une chose qu’il convient d’admettre sans détours. En ce sens, le livre de Lynn Hunt contribue entre autres à faire voler en éclats la barrière artificielle que de nombreux commentateurs ont eu tendance à ériger entre la raison et les sentiments. Admettre que l’existence des droits de l’homme passe nécessairement par « un sentiment intérieur largement partagé » ne rend pas pour autant la raison superflue.

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