Philippe Legrain Immigrants - un bien nécessaire

Extrait

Traduit de l'anglais par Marie-Cécile Attanasio

 

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Cet extrait est tiré de: Philippe Legrain, Immigrants: Un bien nécessaire, 

publié par les éditions markus haller; © 2009 éditions markus haller. Tous droits réservés. 

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Préface à l’édition française

 

Les pays francophones sont au centre du débat mondial sur l’immigration. Près d’un quart de la population suisse est née à l’étranger, une proportion plus élevée que dans n’importe quel autre pays européen. Genève regorge de banques et d’organisations internationales au personnel multilingue. Bruxelles est l’une des villes les plus cosmopolites d’Europe depuis qu’une foule multinationale, attirée par les institutions européennes qu’elle abrite, est venue grossir les rangs des migrants de l’après-guerre. Montréal, ancienne ville de province, est aujourd’hui un véritable melting-pot pluriculturel.

La France a elle-même une longue tradition de terre d’immigration : elle a accueilli plus d’Italiens à la fin du XIXe siècle que l’Amérique ; deux millions d’étrangers ont été recrutés dans les années 1920 – principalement des Italiens, des Polonais, des Espagnols et des Belges – afin de combler les pertes causées par la guerre. À partir de la Seconde Guerre mondiale, les immigrants ont afflué du Portugal, du Maghreb, des Caraïbes et des anciennes colonies françaises d’Afrique noire. Aujourd’hui, plus d’un Français sur dix est né à l’étranger, et près d’un quart sont des immigrés de deuxième et de troisième génération. La liste des personnalités françaises d’origine étrangère n’en finit plus : Guillaume Apollinaire, Édith Piaf, Charles Aznavour, Serge Gainsbourg, Sylvie Vartan, Yves Montand, Jean Reno, Isabelle Adjani, Yannick Noah, Zinedine Zidane, Édouard Balladur, Rachida Dati, Nicolas Sarkozy, pour ne citer qu’eux. « Nos ancêtres les Gaulois ? ». Pas vraiment.

Mais le retour de bâton a été particulièrement violent. Au Québec, les hommes politiques craignent que l’immigration n’aboutisse à une dilution de l’identité francophone si chère au cœur des Québécois. En Suisse, la xénophobe UDC, premier parti national, a déclenché des émeutes en 2007 avec son affiche électorale représentant trois moutons blancs chassant à coups de pattes un mouton noir du drapeau suisse. En Belgique, l’hostilité envers l’immigration est l’un des rares arguments qui mette d’accord les dirigeants flamands et wallons. La peur du fameux plombier polonais tant décrié a incité la France et la Belgique à maintenir une politique restrictive à l’égard des citoyens des nouveaux États-membres de l’UE travaillant sur leur sol.

Toujours dans l’Hexagone, Jean-Marie Le Pen, président du Front National, parti ouvertement raciste, est arrivé second aux élections présidentielles françaises de 2002, remportant un cinquième des suffrages. Lorsque des émeutes ont éclaté en octobre 2005 dans les banlieues parisiennes défavorisées et à grande majorité immigrée, le ministre de l’Intérieur de l’époque, un certain Nicolas Sarkozy, a traité les manifestants de « racaille », qu’il s’est engagé à « décaper au kärcher ». C’est ce même Nicolas Sarkozy, né de père hongrois et de mère grecque d’origine juive, qui a été élu président de la République en 2007 grâce aux voix du FN, au terme d’une campagne placée sous le signe de la lutte contre l’immigration. Durant la présidence française de l’UE dans la deuxième moitié de 2008, il s’est fait le champion d’un pacte d’immigration européen visant à appliquer au reste de l’Europe les politiques intransigeantes de la France, notamment en termes de rétention et d’expulsion des immigrés clandestins.

Ces derniers temps, pas un jour ne passe sans que l’immigration ne fasse la une des journaux. Et pourtant, ce phénomène reste difficile à interpréter dans sa globalité. L’immigration représente-t-elle vraiment une menace pour nos emplois, notre État social et notre identité nationale ? Des nouveaux venus sont-ils nécessaires pour enrayer le vieillissement de nos populations ? Les pays riches n’ont-ils vraiment besoin que d’immigrés hautement qualifiés ? Quelle est la meilleure façon de s’attaquer à l’immigration clandestine ? Quelles sont les répercussions sur les pays pauvres des politiques d’immigration mises en œuvre par les pays industriels ? Les questions ne manquent pas. Mais où trouver des réponses qui aillent plus loin que les gros titres, les slogans et les peurs ?

Le problème, c’est que les voix de la raison ne sont pas seulement rares ; les quelques livres sensés écrits sur le sujet sont tellement arides et théoriques – leurs titres en disent long : « Les conséquences économiques de l’immigration », par exemple – qu’ils quittent rarement les rayons des bibliothèques. Pourtant, l’immigration est un enjeu trop important pour être abandonné aux mains des extrémistes ou réduit à une discussion théorique. Elle a des répercussions sur les emplois, l’économie et le niveau de vie de tous ; elle touche à des sujets sensibles comme la race et la religion ; elle soulève des questions délicates concernant la façon dont la société peut faire face à l’immense diversité des individus qui la composent et en tirer le meilleur parti ; enfin, elle est au cœur d’une question fondamentale : dans quel type de pays – et de monde – voulons-nous vivre ? Les gens sont souvent tiraillés entre deux sentiments contradictoires : l’espoir que les immigrés soient porteurs de changements bénéfiques et la crainte qu’ils n’aient des répercussions néfastes sur leur pays. Autant dire que l’on aurait grand besoin d’un livre intelligent sur l’immigration destiné au lecteur moyen. Et c’est bien là l’ambition d’Immigrants : un bien nécessaire

Ce livre parle avant tout de personnes, d’êtres humains qui se sont retrouvés à la croisée des chemins, au sens propre comme au sens figuré, et des répercussions de leurs déplacements sur leurs nouveaux et leurs anciens pays. Qu’est-ce qui m’a poussé à me lancer dans cette grande aventure ? Tout a commencé en Espagne, où j’ai été invité plusieurs jours par Elena Muñoz, une femme formidable qui dirige une organisation d’aide aux immigrés, Málaga Acoge. J’ai fait la connaissance de ses collègues, des gens qui consacrent leur vie à venir en aide à moins fortuné qu’eux, des gens pour qui « l’autre » n’inspire aucune crainte, mais mérite la compassion, la considération et, surtout, une égalité de traitement. J’ai rencontré des nouveaux venus qui avaient besoin d’aide pour trouver du travail et un logement, mais aussi de conseils pour se débrouiller en terre étrangère. Ces immigrés-là n’avaient rien des envahisseurs barbares que l’on dépeint souvent ; c’étaient juste des gens aspirant à une vie meilleure et désireux de faire partie intégrante de la société. Ils m’ont raconté bien des récits poignants : sur leur vie au pays, leur voyage et les innombrables craintes qui les assaillaient depuis leur arrivée – peur de la police, peur des vexations de caractère raciste, peur de perdre pied, pour ne citer qu’elles. Mais ils m’ont aussi confié leur espoir en l’avenir et m’ont parlé de la gentillesse des gens ordinaires rencontrés en chemin et de leur reconnaissance d’avoir pu arriver si loin. Parmi eux, il y avait Lasso Kourouma, dont vous ferez la connaissance au chapitre 1. L’histoire incroyable de ce réfugié ivoirien, qui a fui la guerre civile et a failli se noyer en cherchant à gagner l’Espagne sur un navire bondé, résonne encore à mes oreilles.

Málaga a été pour moi le point de départ d’un long périple à travers l’Europe et autour du monde via le Canada, les États-Unis et l’Australie. Tout au long de ce voyage, j’ai fait la connaissance de personnes exceptionnelles, comme Inmer Omar Rivera, un Hondurien qui s’est battu contre vents et marées pour atteindre Ciudad Juárez, à la frontière entre les États-Unis et le Mexique, dans l’espoir ultime de s’introduire aux États-Unis. Il y a aussi Leonid Dinevich, un ancien général de l’armée russe immigré en Israël qui met aujourd’hui à profit sa connaissance des technologies radar pour suivre la trajectoire des oiseaux et les protéger. J’ai aussi rencontré Elias Inbram, un Éthiopien qui, enfant, a entrepris un long voyage à travers le désert pour gagner la terre promise et qui, aujourd’hui titulaire d’un diplôme universitaire, s’apprête à travailler pour le ministère des Affaires étrangères israélien. Et puis il y a Miriam Mejia, directrice très avisée d’une association communautaire dominicaine à New York, qui s’y connaît mieux en intégration culturelle que bon nombre de soi-disant spécialistes. Tous ont des histoires édifiantes à raconter, comme, certainement, la plupart des anonymes que l’on croise dans la rue sans y prêter attention.

À moins d’aborder le sujet dans son ensemble, à l’échelle mondiale, il est difficile de saisir la portée du débat sur l’immigration. En effet, une perspective nationaliste, essentiellement négative, ne manquerait pas de déformer la réalité du phénomène. Non seulement les migrations sont un phénomène de plus en plus mondial, mais elles ont des répercussions analogues sur un grand nombre de pays. L’un de mes articles sur la situation en Grande-Bretagne, publié dans le Guardian, s’ouvre de la façon suivante : « La peur des étrangers n’est pas nouvelle. Pourtant, rarement la panique suscitée par l’immigration a atteint un tel degré. Le sujet angoisse fortement les électeurs, qui lui adjugent la première place dans la liste de leurs préoccupations en matière d’emploi, de services publics, de questions raciales et de terrorisme. Ces mots pourraient très bien s’appliquer au débat qui fait rage en France, en Suisse ou au Québec. Un livre qui aborde l’immigration d’un point de vue international ne manque pas de thèmes de réflexion.

Si vous vous inquiétez de ce qui pourrait arriver à l’Europe si la population née à l’étranger – qui représente aujourd’hui un dixième des habitants – continue à augmenter, il suffit de jeter un œil en direction du Canada, où un cinquième de la population est né à l’étranger, ou encore de l’Australie, où un quart des habitants est dans cette situation et où près de la moitié de la population est d’origine étrangère. Et si vous pensez que nous ferions mieux de chercher à attirer les cerveaux les plus brillants et non le tout-venant, peut-être voudrez-vous connaître le fonctionnement des politiques d’immigration axées sur les compétences qui ont été mises en place par le Canada et l’Australie ainsi que les conséquences involontaires qu’elles ont produites.

Vous pensez qu’il serait déraisonnable de laisser les plus démunis franchir librement nos frontières ? Peut-être serez-vous intéressés par la façon dont la Grande-Bretagne s’en sort depuis qu’elle a ouvert ses portes aux 75 millions de citoyens originaires de Pologne et de sept autres pays bien plus pauvres d’Europe de l’Est. D’ailleurs, vous aimeriez peut-être savoir comment Israël a fait face à l’afflux soudain de Juifs russes après l’effondrement de l’Union soviétique au début des années 1990, qui a entraîné un accroissement de la population d’un septième en l’espace de sept ans : cette situation a-t-elle débouché sur un chômage de masse ? Si vous estimez que nous devrions essayer de condamner nos frontières, vous aimeriez sans doute connaître la façon dont l’Espagne s’y prend pour limiter les arrivées en provenance d’Afrique du Nord, et savoir si les murs de six mètres de haut érigés par le gouvernement autour de ses enclaves africaines réussissent à empêcher les Marocains de passer. Ou peut-être voudriez-vous savoir ce que fait l’Espagne des pleins bateaux d’Africains qui débarquent sur les îles Canaries, à l’instar de ces Haïtiens et de ces Cubains qui risquent leur vie pour atteindre les rivages américains ou de ces Asiatiques qui cherchent à gagner l’Australie ?

Plus important encore, pour comprendre les raisons de l’essor, apparemment inexorable, de l’immigration, il est nécessaire d’examiner la situation dans son ensemble. Dans un monde globalisé, caractérisé par des coûts de communication et de transport toujours plus bas, la mobilité des individus, tout comme celle des biens, des capitaux et de l’information, va croissant. Et alors que les pays riches voient la génération prospère du baby-boom partir à la retraite, les pays pauvres, eux, regorgent de jeunes gens qui cherchent désespérément du travail. Devrions-nous leur ouvrir nos portes ?

 

 

 

 

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