Diego Gambetta, La pègre déchiffrée
Extrait
Extrait de Diego Gambetta, La pègre déchiffrée, chapitre 1 : Références criminelles
(traduit de l'anglais par Patrick Hersant, © 2014 éditions markus haller)
Au même titre qu’une entreprise légitime, une opération criminelle est le plus souvent collective. Les voleurs ont besoin de receleurs ; les escrocs ont besoin d’informateurs ; les trafiquants de drogue ont besoin de producteurs et de revendeurs ; les revendeurs et les tueurs à gages ont besoin de clients ; les terroristes ont besoin de marchands d’armes ; enfin, les fonctionnaires corrompus ne seraient rien sans corrupteurs. Pour citer Thomas Schelling, l’un des rares économistes ayant étudié la communication entre criminels : « L’employé qui, voulant cambrioler la banque où il travaille, se met en quête d’un complice à l’extérieur, se trouve dans une position symétrique de celle du cambrioleur en quête d’un complice travaillant à l’intérieur de celle-ci : il leur est d’autant plus difficile de coopérer qu’ils ont du mal à s’identifier l’un l’autre, toute déclaration d’intention à une autre personne risquant d’entraîner de graves sanctions. » Pour qui souhaite poursuivre des activités criminelles, il est indispensable de savoir identifier ses partenaires et de s’afficher en conséquence comme authentique citoyen de la pègre. De telles opérations sont bien plus complexes à réaliser que leur équivalent dans le milieu des affaires légitimes. Avant même de s’inquiéter de la fiabilité ou de la compétence criminelle de tel ou tel partenaire, tout malfaiteur en puissance doit d’abord repérer qui sera disposé à enfreindre la loi avec lui.
Quand elles envisagent de s’écarter du droit chemin, les personnes dont l’activité principale n’est pas illicite sont encore plus embarrassées que les criminels de profession par le problème de l’identification. Un entrepreneur en bâtiment m’a confié un jour que, soucieux d’écourter son interminable attente d’un permis de construire, il aurait volontiers payé des pots-de-vin s’il avait su à qui d’adresser. Les erreurs d’identification peuvent coûter cher, mais c’est un risque que certains sont prêts à courir malgré tout. Propriétaire terrien à Llangernyw, dans le nord du Pays de Galles, George Fallows comptait bien éviter la coquette pension compensatoire qu’il devait à son ex-épouse ; il fit donc appel à un tueur à gages qui, à bord d’un camion, devait emboutir le véhicule de la divorcée sur une route de campagne. Or, le tueur auquel il fit appel n’était autre qu’un policier infiltré. Celui-ci ayant enregistré leurs négociations, Fallows fut condamné en 1983 à une peine (plutôt légère) de cinq ans de prison.
En 2000, alors qu’il venait de créer un site web imitant les services en ligne du Banco di Sicilia, un gangster sicilien proposa au directeur d’une agence du Banco di Roma de prendre part à cette escroquerie à grande échelle. Le directeur en question étant un policier infiltré, le truand fut arrêté en même temps que vingt-deux complices, dont les membres d’une famille mafieuse de Palerme.
Plus la transaction est risquée, plus les problèmes d’identification s’avèrent délicats. Comment s’y prendre, par exemple, pour revendre au marché noir huit barres d’uranium enrichi ? C’est à ce problème que furent confrontés onze truands italiens — en réalité, une improbable coalition formée de mafieux siciliens et de membres du crime organisé romain et calabrais — qui se retrouvèrent un jour en possession de cette marchandise. D’une longueur de 90 cm, chaque cylindre d’acier contenait 200 grammes d’uranium civil, c’est-à-dire traité à des fins non militaires. Produites dans les laboratoires de General Atomics, à San Diego, les barres furent offertes à la République du Congo en février 1971 ; elles devaient servir de combustible nucléaire dans le réacteur expérimental Mark II, à Kinshasa, dans le cadre d’un programme de coopération baptisé « Atomes contre paix ». Mais les barres d’uranium civil, si on les fait sauter au moyen d’un explosif ordinaire, peuvent devenir « la bombe atomique du pauvre » et causer des radiations nucléaires mortelles. Pour citer le capitaine Roberto Ferroni, de la police des douanes de Rome : « Si l’explosion avait lieu en pleine villa Borghèse, le centre de Rome serait inhabitable pendant un siècle. » Or, les barres disparurent mystérieusement des laboratoires de Kinshasa. En 1997, Mobutu fut renversé et dut s’exiler en France, où il devait mourir d’un cancer ; il semble que les barres aient fait le voyage avec lui. On les vit brièvement resurgir en France, où elles furent la cause d’un échange de tirs entre la police et un groupe de trafiquants qui cherchait à les revendre.
Une année plus tard, elles firent une nouvelle apparition chez des truands italiens que les douaniers, dans le cadre d’une tout autre enquête, avaient justement mis sur écoute. Des policiers stupéfaits interceptèrent ainsi des messages évoquant du « matériel nucléaire », sans être sûrs de comprendre de quoi il retournait. Au printemps de 1998, les truands crurent avoir enfin trouvé un acheteur. Cet émissaire d’un pays arabe, qui se faisait appeler « le Comptable », était en réalité un agent infiltré pour lequel la police avait créé une nouvelle identité complexe : son personnage disposait d’un casier judiciaire et avait fait de la prison pour recel ; il avait des relations avec un pays arabe et avec le Jihad, qu’il faisait passer pour son commanditaire. La capitaine Ferroni était responsable de l’opération : « Nos revendeurs ne se sont pas laissé impressionner ; au contraire, l’association avec le monde arabe, toujours en quête de matériel nucléaire, les a convaincus que notre homme n’était pas un imposteur. » Le policier se fit accompagner par un associé qu’il présenta comme un ingénieur ; autorisé à tester l’une des barres, il établit qu’elle contenait effectivement de l’uranium. La police italienne, qui avait fait réduire le prix initial de moitié, transféra une somme virtuelle de vingt milliards de lires sur un compte suisse. Cette belle opération, cependant, ne fut qu’un demi succès. Comme dans les meilleurs romans policiers, les mafieux se montrèrent doublement malhonnêtes. Le jour de la transaction, ils se présentèrent avec une seule barre ; non seulement ce n’était pas celle qui avait servi pour le test, mais l’acheteur ne vit jamais la couleur des sept autres barres. Mais à ce stade, la couverture de l’agent infiltré étant grillée, la police dut arrêter tous les malfaiteurs. Aujourd’hui, nul ne sait où se trouvent les barres volées. Selon le capitaine Ferroni : « L’homme qui aurait pu nous conduire à elles, Domenico Stilitano, refuse de passer aux aveux : ce n’est pas dans son intérêt. Le 11 octobre [2001], il a été condamné à quatre ans et demi de prison ; la législation antiterroriste n’est pas encore appliquée, et le trafic de matériel stratégique est toujours considéré, si l’on peut dire, comme une infraction anodine. »
Le problème de l’identification est encore renforcé par le fait que, contrairement à ce que croient beaucoup de gens, les groupes criminels sont très instables. Dans la pègre, le taux de mobilité (et de mortalité) est plus élevé que dans la plupart des professions : « Dans la majorité des cas, l’infraction collective n’est pas induite par la participation à un groupe. […] La collaboration entre criminels est le plus souvent éphémère, si bien qu’ils sont toujours en quête de partenaires. » Pour citer un criminel de profession : « La vie [des mafieux] est relativement de courte durée. » Il est vrai que les criminels, pourchassés par la police, doivent sans cesse se déplacer et se cacher ; il est vrai aussi qu’ils sont plus enclins que les hommes d’affaires normaux à user de violence les uns contre les autres. On peut également imaginer « des raisons endogènes. Plus l’entreprise est lucrative, plus ceux qui veulent y prendre part sont nombreux ; il en résulte une concurrence féroce et, pour les criminels en place, une espérance de vie raccourcie. »
Les difficultés liées au repérage d’un partenaire permettent d’éviter bien des infractions potentielles. Rendre une telle identification très ardue constitue peut-être la méthode la plus dissuasive à la disposition des forces de l’ordre : elle décourage d’innombrables criminels en puissance, qui s’abstiennent de commettre des infractions par peur d’être repérés au moment de se trouver un complice ou de proposer leur marchandise. Véritable bénédiction pour la société, les difficultés liées à l’identification sont un sérieux obstacle pour les criminels, qui aimeraient sans doute pouvoir utiliser l’annuaire. Comment ont-ils résolu le problème ?
Erreurs d’identification
Quand ils cherchent à identifier des partenaires, les criminels peuvent commettre deux types d’erreur. Première erreur : ils peuvent manquer une bonne occasion en se laissant berner par les déguisements qu’arborent des partenaires potentiels, criminels comme eux, mais soucieux de passer pour d’honnêtes citoyens et d’éviter d’être pris (erreur de type faux-négatif). Dans ce cas, deux parties partageant les mêmes intérêts ont manqué l’occasion de créer un partenariat fructueux. Notons au passage que, si l’une des parties n’a pas su reconnaître l’autre, c’est que celle-ci n’a pas su afficher correctement ses intentions. La plupart des criminels doivent jouer les honnêtes gens, ce qu’ils font parfois en gardant tout simplement un profil bas. Parfois, la ruse fonctionne trop bien : le truand n’est plus reconnaissable comme tel, même quand cela serait dans son intérêt.
Deuxième erreur : un truand en quête de partenaire contacte un honnête citoyen ou, pire encore, un policier infiltré, en les prenant pour des partenaires potentiels (erreur de type faux-positif). Les honnêtes gens ne sont pas vraiment une source d’inquiétude pour les criminels. Certes, ils peuvent alerter les autorités en cas de soupçon. Mais les gens ordinaires, qui n’ont aucun intérêt à se faire passer pour des criminels, évitent plutôt de leur ressembler. Au pire, une extrême négligence ou un effarant quiproquo peuvent faire prendre d’honnêtes gens pour des criminels ; c’est ainsi qu’en 1991, une Canadienne de 47 ans ayant déniché dans l’annuaire une société baptisée « Les as de la gâchette », pria ces tueurs présumés d’assassiner son époux. Il est regrettable qu’elle ait omis de lire leur texte de présentation : « Numéros spectaculaires du Far-West pour congrès, soirées privées, etc. » Après avoir remis 2 000 dollars à un policier en civil qu’elle prit pour un tueur à gages, elle fut arrêtée puis condamnée à quatre ans et demi de prison. Selon le policier, avant d’appeler « Les as de la gâchette », elle avait envisagé d’appeler des clubs de motards et une association italo-américaine. Si les tueurs à gages et les personnes qui cherchent à les recruter pouvaient agir à visage découvert, il y aurait sans doute beaucoup plus de meurtres.
Le véritable problème concerne les policiers infiltrés ou les informateurs, qui ont tout intérêt à se faire passer pour un partenaire possible et à duper le criminel en quête de complices. Dans cette situation, que j’analyse ici, l’échec du criminel (qui n’a pas su repérer les forces de l’ordre) reflète la réussite du policier (qui s’est révélé un bon imitateur). Examinons le cas de deux individus qui se trouvent dans des positions asymétriques. A sait déjà que B est un truand (et B sait que A le sait). Mais B ignore si A est un truand. Que A soit effectivement un truand ou qu’il soit un policier déguisé, peu importe : il cherche à persuader B qu’il est effectivement un truand. Pendant ce temps, B cherche à repérer des preuves qui lui indiqueraient la véritable nature de A. D’où la question : par quel type de preuves B se laissera-t-il convaincre ?
La probabilité de commettre des erreurs d’identification dépend de la fréquence des interactions : plus la proportion de criminels est élevée dans le secteur dévolu à la recherche d’un complice, plus le risque d’erreur sera faible. Dans les zones où règne la corruption, par exemple, il n’est pas difficile de s’y livrer soi-même ou de signaler qu’on est tout disposé à percevoir des dessous-de-table. Si un criminel estime, à raison, que la probabilité de rencontrer un agent corrompu dans tel secteur est élevée, il tentera tout naturellement des approches plus nombreuses et plus franches, et trouvera sans mal des partenaires corrompus. En Russie, où l’on a pu observer une situation de ce type, la presse a révélé le montant des « commissions » nécessaires pour obtenir certains postes officiels. Les erreurs d’identification ont moins de chances de se produire, ou d’avoir des conséquences néfastes, dans les zones peu contrôlées par les forces de l’ordre. Partout où la loi est strictement appliquée, la probabilité est plus grande qu’un criminel en quête de partenaires se trompe sur la nature des personnes qu’il aborde.
La question est donc : que recherchent les criminels, et à quel type de signes sont-ils sensibles quand il s’agit de repérer un collègue ou de démasquer un agent infiltré ? La littérature spécialisée n’aborde guère le problème de l’identification ; elle suggère néanmoins que les criminels prétendent avoir une faculté spéciale qui leur permet de se reconnaître grâce à « un simple regard », « une intuition profonde » et autres « vibrations ». Je n’ai pu trouver aucune théorie qui rende compte de telles sensations et nous renseigne par là sur les indices que guettent les criminels. Cependant, si on les examine avec soin, les données recueillies dans de nombreuses enquêtes ethnographiques laissent entendre que les criminels ne s’en remettent nullement au hasard. Ils guettent en permanence les signes d’appartenance des véritables criminels, et, de manière tout aussi systématique (et prudente), ils émettent des signaux que seul un truand authentique saura repérer.
Selon Joseph Pistone, l’agent spécial du FBI, connu pour avoir infiltré des familles mafieuses de New York (les Colombo, puis les Bonanno) sous le nom de Donnie Brasco, « dans la rue, tout le monde se méfie de vous jusqu’à ce que vous ayez fait vos preuves ». Si quelqu’un vous aborde en disant : « J’aimerais parler affaires avec toi », ou arbore un accessoire typique du truand (par exemple des lunettes de soleil), rien ne prouve qu’il soit un malfaiteur pour autant. Pour citer un voleur professionnel, « la langue verte n’est pas un test suffisant pour reconnaître un vrai d’un faux frère ; parce qu’il y a des étrangers qui apprennent l’argot, et qu’il existe des “moutons” dans le monde de la pègre ». Il en faut plus qu’un peu d’argot pour faire ses preuves.
Signaux à coût discriminant
Quel degré d’exigence ces tests doivent-ils présenter ? Tout signal (y compris un signal d’identification), s’il veut être efficace, doit avoir un coût discriminant ; pour qu’un signal s puisse persuader un récepteur rationnel que son émetteur est bien un truand, il faut que, au regard du bénéfice escompté, un imitateur rationnel ayant intérêt à passer pour un truand juge s trop coûteux à produire ou trop dangereux à émettre. Autrement dit, le signal criminel convaincant est celui que seul un véritable criminel peut se permettre de produire et d’adresser. Cela ne signifie pas qu’un tel signal sera toujours coûteux pour un véritable criminel. Au cours de sa carrière, celui-ci a pu acquérir des ressources qu’il peut exhiber à moindre coût. Il suffit donc que le signal soit trop coûteux pour un imitateur.
Milieux sélectifs
Le meilleur moyen de se convaincre qu’un homme est bien un malfaiteur consiste encore à le voir à l’œuvre. Autant dire que les occasions sont rares, car peu de criminels souhaitent être observés à ce moment-là. Voilà une contrainte qui ne s’applique pas aux hommes d’affaires ordinaires, qui peuvent exhiber leur travail sans craindre une arrestation. Les criminels, en revanche, doivent recourir autant que possible à des méthodes indirectes.
Les malfaiteurs en quête de partenaires adoptent souvent la stratégie suivante pour échanger des signaux : de même que certains cherchent l’âme-sœur dans des « bars à célibataires », eux fréquentent des lieux où l’on a peu de chances de croiser des non criminels. « Pour trouver un complice et écouler des marchandises illégales, […] les malfaiteurs chevronnés fréquentent les mêmes endroits, pratiquent le même type de transactions, et habitent souvent les mêmes quartiers. » Ils se retrouvent ainsi dans des bars, des cercles de jeux, des salles de boxe et autres clubs bondés aux heures de bureau, ou en fin de soirée, c’est-à-dire quand les honnêtes gens vaquent à d’autres occupations. Autre méthode : ils habitent des quartiers réputés dangereux. Ce qui les attire là est précisément ce qui en chasse les riches — le risque (pour eux, l’occasion idéale) d’avoir pour voisins des gens peu recommandables. Dans une étude sur la criminalité à New York, Sullivan montre qu’une bonne part du recrutement s’effectue dans des quartiers où chacun connaît son voisin et peut, dans le cours normal de ses activités, le voir chaque jour à l’œuvre. Dans ces milieux choisis pour leur forte criminalité, ceux que les « gens normaux » trouvent moins attrayants ou trop coûteux, il est plus facile de repérer un complice potentiel ou de se faire connaître. Il existe dans ces endroits un tri naturel et une activité sociale qui éliminent le problème de l’identification.
Cette stratégie atteint rapidement ses limites. Certes, elle évite aux malfaiteurs d’aborder des honnêtes gens par erreur ; mais si un non criminel peut fréquenter ces endroits sans se mettre en danger, il n’en va pas de même pour les truands puisque c’est précisément là que risquent d’affluer les policiers cherchant à infiltrer des réseaux criminels. On a de fortes chances de croiser des célibataires dans un bar à célibataires, mais il est toujours possible d’y rencontrer des clients qui, bien que mariés, se font seulement passer pour célibataires. Dans la pègre, où une erreur d’identification peut avoir de graves conséquences, il ne suffit pas de franchir le seuil d’un bar à truands pour être admis comme tel. Pour être rassurés, les truands exigeront de voir des signes qu’un fouineur ou un policier infiltré auraient plus de mal à s’offrir. Loin d’être des signes fiables en soi, les milieux sélectifs offrent seulement une bonne occasion de recueillir d’autres preuves, directement ou non.
Références
« Une autre méthode d’investigation valable consiste à contrôler les relations du “nouveau”. » Si C sait que A est un criminel, peut-être le présentera-t-il à B. Autre cas de figure : B aperçoit C en compagnie de A, et il en déduit que A est lui aussi un criminel. Un gangster du nom de Jackson écrit dans son autobiographie : « Dans la rue, je connais des centaines de truands sans savoir leur nom. Par exemple, admettons que tu sois un truand ; j’en suis un, moi aussi, et je te croise avec un truand que je connais. Comme je n’ai aucun moyen de vérifier ton sérieux ou tes références, je vais te juger en fonction des gens que tu fréquentes. Si je sais que ton pote est un type bien, pas une balance, un indic, un mouchard, alors tu seras à mes yeux un type fiable. » Dans certains cercles criminels, « on serait fort surpris. C’est un milieu où tout le monde se connaît. On rencontre quelqu’un pour la première fois dans un lieu qu’on n’avait jamais vu auparavant, et on se rend compte qu’on a des amis communs. Parfois même, votre interlocuteur a déjà entendu parler de vous. » Cela implique, soit dit en passant, que les délinquants ne peuvent s’afficher avec n’importe qui : d’autres truands risquent d’y voir une approbation tacite, même en l’absence de garanties explicites (comme nous le verrons plus loin, Donnie Brasco manipula habilement cette méthode pour infiltrer la mafia).
Le filtre carcéral
Pour obtenir des preuves solides de la criminalité d’un individu, il existe une méthode qui, tout en recoupant celle des références autorisées, exploite le système judiciaire lui-même. En termes de fréquentation et d’efficacité, les lieux que choisissent librement les criminels pour se retrouver entre eux ne peuvent rivaliser avec celui où les envoient les forces de l’ordre : en somme, rien ne vaut la prison pour rencontrer ses pairs. Elle est à bien des égards une école du crime, puisqu’elle enseigne aux détenus de nouvelles compétences et des comportements violents ; mais, de façon moins évidente, elle permet de se faire connaître et d’identifier d’autres criminels sans risque d’erreur.
Le simple fait de se trouver en prison est le signe clair et simple d’une tendance criminelle. Purger une peine est un lourd prix à payer, mais c’est précisément pour cela qu’un séjour en prison révèle un authentique délinquant. Paradoxalement, plus le système judiciaire fonctionne correctement, plus il y a de chances pour que les individus placés en détention soient tous des truands. Certains d’entre eux sont innocents, certes, mais dans un système qui fonctionne, la plupart sont coupables. Quant aux mythomanes, ceux qui parlent beaucoup de leurs penchants criminels sans jamais agir en conséquence, ils finissent rarement en prison. Les conflits entre détenus (très fréquents, comme nous le verrons au chapitre 4) permettent aussi d’identifier rapidement les mythomanes. Enfin, même s’il est indéniable que des infiltrés ont fait de la prison pour y obtenir des références, plus une détention se prolonge, plus elle devient un signe discriminant : nul n’est disposé à rester vingt ans dans une cellule à seule fin de passer pour un bandit. Un séjour derrière les barreaux sera donc un stigmate pour certains et une distinction pour d’autres. Un ancien détenu aura parfois du mal à retrouver le droit chemin, car son passage en prison le désigne comme criminel. « Une fois qu’on vous repère comme ancien taulard, vous êtes foutu », constate un jeune délinquant qui parle d’expérience. Pour celui qui souhaite reprendre ses forfaits, en revanche, la tâche sera moins ardue car ses références carcérales profiteront à sa carrière criminelle.
Certes, peu d’entre nous sont prêts à provoquer leur propre incarcération dans le seul but de se lier avec d’autres criminels. Mais, une fois écroué, le détenu aura mille occasions de rencontrer des criminels qui lui seront utiles après sa sortie :
Admettons que Malmö abrite une cinquantaine de voleurs bien établis, dont trente seulement disposent d’un receleur. Les autres, qui ont entre 18 et 20 ans, manquent de contacts et devront donc s’adresser à des amis, ou revendre leur marchandise à des voleurs. Moi, j’ai passé tellement de temps en prison que je connais tout le monde.
L’incarcération fonctionne ainsi comme gage de fiabilité, y compris après coup. Deux anciens détenus qui ne se sont pas connus en prison pourront néanmoins afficher des preuves de leur « passage en cabane » pour asseoir leur crédibilité. Ainsi, même si sa réclusion n’était pas conçue au départ comme un moyen pervers de se constituer un « CV » de criminel, un ancien détenu évoquant son expérience carcérale cherche à émettre par là un signal intentionnel. La méthode des « références » décrite plus haut est une autre manière d’exploiter les liens noués en prison : quand on fait partie d’un réseau, on est plus à même de garantir un tiers ou d’être approuvé par d’autres. Les associations de réinsertion aideraient ainsi, bien malgré elles, les anciens détenus qui n’ont nullement l’intention de se réformer, attestant notamment leur statut d’ex-taulards authentiques et favorisant ainsi leur rencontre avec des malfaiteurs en activité.
Blumstein (Criminal careers, 1986) relève que l’incarcération peut avoir un « effet criminogène, du fait que le délinquant sera plus facilement identifié comme criminel. » En dehors de brèves remarques comme celle-ci, on constate que cet effet pervers est rarement évoqué par les criminologues qui étudient pourtant d’autres conséquences de l’incarcération, comme l’apprentissage des techniques criminelles ou la création de contacts avec d’autres détenus. Il n’existe pas de statistiques précises en la matière, et l’on ignore dans quelle mesure la mise en valeur d’une identité criminelle peut contrarier les efforts de réinsertion ; ce qui est certain, c’est que les biographies de malfrats attestent l’existence de cet effet démultiplicateur. Il se manifeste dès le placement des jeunes délinquants en institution. Dans son autobiographie, un gangster écossais du nom de Jimmy Boyle se rappelle :
La maison de correction a joué un grand rôle dans mon parcours, c’est certain. J’ai noué là-bas des contacts qui allaient s’avérer précieux durant ma vie d’adulte. J’y ai rencontré des types qui venaient de toute l’Écosse et de plusieurs quartiers de Glasgow, où beaucoup allaient devenir plus tard les voleurs ou les mercenaires les plus en vue. Ça ne fait aucun doute : sur le plan criminel, la plupart d’entre eux ont largement bénéficié de leur passage en maison de correction.
Lui-même évitait de son mieux de se faire prendre, écrit-il, « mais, chaque fois que je retournais en prison, je multipliais d’autant mes possibilités d’infraction puisque je rencontrais encore plus de gens de diverses régions ». Malcom Braly, qui a passé près de dix-sept années en prison pour cambriolage, écrit pour sa part : « Il était fauché, moi aussi, et il m’a proposé une collaboration. L’idée m’a paru raisonnable : qui est plus digne de confiance qu’un type que vous venez de rencontrer en prison ? »
Les organisations criminelles ou rebelles considèrent un casier judiciaire comme un signe de distinction. Pour les vory russes, sortes de syndicats du crime, le passage en prison constitue une étape obligatoire pour tous les nouveaux membres. Selon Marek Kaminski, une Polonaise affiliée à Solidarność s’est fait envoyer en prison par les services secrets communistes pour soigner sa réputation : « Alors que la perestroïka suivait son cours, en 1987, les communistes polonais ont pratiquement cessé d’arrêter des opposants (leur “incarcération” ne durait plus que 48 heures), et ils ont commencé à négocier avec quelques groupes de l’opposition ; du coup, certains clandestins ont cru qu’ils auraient bientôt un rôle politique à jouer au sein du régime communiste. Pour eux, le coût de l’incarcération semblait raisonnable au regard de ce bénéfice conséquent. »
La durée du séjour derrière les barreaux fournit par ailleurs une mesure « objective » du respect que l’on doit à chacun des membres d’un gang. Christopher Seymour évoque ainsi un trajet en automobile en compagnie de yakuza japonais : « Selon la hiérarchie flottante des Hara-gumi, Ken est le plus ancien des passagers. Il a déjà purgé une peine dans une prison pour adultes, alors que les autres n’ont connu que la maison de redressement. » Alors qu’il n’était qu’un jeune étudiant en première année de sociologie, dans les années 1980, Marek Kaminski fut arrêté par la police secrète communiste en même temps que onze autres membres d’une maison d’édition clandestine liée à Solidarność : « Selon certains gryps polonais [détenus appartenant à un fraternité ; voir chap. 4], un prisonnier purgeant une peine de vingt ans ou plus n’est pas tenu de demander une admission formelle auprès des gryps, ce qui lui évite de subir de pénibles rites d’initiation. La longueur de sa peine lui permet ainsi de profiter de tous les avantages d’une appartenance à cette caste. » Il en va de même dans la mafia russe : « Une longue peine était une source de prestige et un signe de distinction parmi les criminels aspirant à devenir des vory. » Au cours d’une conversation téléphonique enregistrée en secret par la police italienne, l’épouse d’Ivan Yakovlev (les noms ont été modifiés), un mafieux russe arrêté en Italie en 1997, évoque la durée de la peine de prison purgée par son mari pour susciter le respect de l’un de ses associés. Sur ordre de Yakovlev, elle met ainsi en garde l’épouse de son complice Mario Ferrari : « Ivan pèse plus que [ton mari], il a fait quinze ans de prison. » Ferrari ne pouvait se prévaloir de pareils titres de compétence, bien qu’il ait déjà eu maille à partir avec la justice pour trafic de stupéfiants. Mais son comportement laissait à désirer, on le croisait souvent ivre et défait, et il manquait de respect à Yakovlev, selon l’épouse de celui-ci. Lors d’une conversation ultérieure entre les deux femmes, l’épouse de Ferrari tente d’excuser le comportement de son mari. Elle a bien retenu la leçon, qu’elle reprend mot pour mot : « Mon mari a compris que ce n’est pas à Ivan de le chercher, et que c’est à lui, propre et bien habillé, d’aller voir Ivan dans sa voiture pour lui demander ce qu’il doit faire, car Ivan pèse plus que lui, il a fait quinze ans de prison. »
Certains éléments semblent également indiquer que le type de prison où l’on est incarcéré a un effet sur la récidive. Dans une étude expérimentale portant sur des prisons américaines, Chen et Sapiro ont montré que « des conditions de détention difficiles accroissent le risque de récidive » ; cette conclusion contredit l’opinion courante selon laquelle « une peine plus sévère réduit la probabilité ultérieure de récidive ». Les prisonniers sont répartis entre des prisons de très haute, de faible ou de moyenne sécurité en fonction d’une note de 1 à 10 qu’on leur attribue, et qui est « censée refléter le degré requis de surveillance » ; Chen et Shapiro ont pu comparer les taux de réincarcération d’anciens détenus situés de part et d’autre du seuil critique en fonction duquel on leur avait assigné une centrale de haute ou de basse sécurité : « Nous affirmons en substance que, s’agissant de la faible marge en-deçà et au-delà du seuil critique, l’affectation des prisonniers devient aléatoire. » Quoique fondés sur 948 cas seulement, ces résultats leur permettent de contester fermement l’hypothèse selon laquelle un moindre degré de sécurité en prison accroît le taux de récidive chez les anciens détenus ; à bien des égards, selon eux, on peut même affirmer le contraire. Les auteurs expliquent cela par le fait que les anciens détenus de prisons haute sécurité trouvent moins de travail que les autres, mais aussi par un phénomène d’émulation : « En prison, les détenus peuvent acquérir des compétences, entendre parler d’occasions de travail, nouer des contacts avec des criminels », et cela plus facilement dans les quartiers haute sécurité que dans les prisons de basse sécurité. Leurs résultats sont parfaitement compatibles avec une tout autre interprétation : avoir purgé sa peine dans une prison plus stricte ne fait que renforcer les références criminelles des ex-détenus et accroît leur crédibilité sur le marché du travail — celui du crime, s’entend.
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