Lynn Hunt Margaret Jacob Wijnand Mijnhardt LE LIVRE QUI A CHANGE L'EUROPE

Extrait

Extrait du chapitre premier de l’édition française de Lynn Hunt, Margaret C. Jacob et Wijnand Mijnhardt, Le livre qui a changé l'Europe – CEREMONIES RELIGIEUSES DU MONDE de Bernard Picart et Jean Frédéric Bernard


(traduit de l’anglais par Sylvie Kleiman-Lafon © 2015 éditions markus haller)

 

I – LE MARCHÉ DES IDÉES RELIGIEUSES

Le 24 novembre 1710, Bernard Picart rejoignit un groupe d’amis à La Haye pour assister à la réunion de ce qu’ils appelaient le chapitre général des Chevaliers de la Jubilation. À première vue, on croirait assister à une version d’époque de nos enterrements de vie de garçon. Rassemblés autour d’une table « garnie d’un gros aloyau », dans l’alacrité de l’ivresse, les « frères » devaient décider de l’exclusion de l’un des leurs pour avoir enfreint « nos très gaillardes et très joyeuses constitutions… les statuts et règlemens de notre ordre ». Apparemment, le frère Jean, au lieu de se conformer à la règle selon laquelle il fallait « être toujours gaillard, joyeux, content, prêt à rire » était tombé amoureux, « l’Antipode de la joye », et envisageait même de se marier, bien que le mariage fût considéré comme « le Tombeau des Ris & des Jeux ». Le Grand Maître demanda aux frères assemblés de décider s’il fallait ou non condamner le jeune homme. Son frère de sang se leva pour prendre sa défense, rappelant aux présents qu’aucune femme ne pouvait résister aux « attraits d’un beau visage », et Jean s’en tira avec une légère amende.


Malgré leur allégresse, les chevaliers ne seraient jamais entrés dans l’histoire si les minutes de leur réunion n’avaient pas été conservées dans les archives du célèbre libre penseur anglais John Toland. En 1710, il vivait à La Haye depuis déjà deux ans et il était peut-être présent à cette occasion, levant son verre et bavardant en français, langue qu’il parlait plutôt bien. Le lien avec Toland et les premières manifestations de la franc-maçonnerie — mouvement qui venait d’émerger en Écosse et en Angleterre et qui ne s’était pas encore implanté sur le continent — laisse supposer que ce rassemblement n’avait rien d’une réunion ordinaire. Qui étaient donc ces « frères » si attachés à leurs « constitutions » ? Le compte rendu trouvé dans les archives de Toland était de la main du secrétaire des chevaliers, Prosper Marchand, ami proche de Picart, comme lui exilé protestant, et qui venait cette même année de quitter la France avec lui pour démarrer une nouvelle vie. Dans la République des Lettres naissante, Marchand faisait office d’homme à tout faire : correcteur et éditeur, il était aussi écrivain et on lui doit d’ailleurs la première histoire de l’imprimerie. Il était aussi journaliste, achetait et revendait des livres, et jouait même les agents littéraires en présentant des écrivains à des éditeurs et en réglant leurs éventuels conflits juridiques. Marchand ne dédaignait pas prendre part à des projets éditoriaux plus ou moins risqués, sans toutefois y apposer son nom. Il contribuait à la circulation de livres et de manuscrits interdits, mais se mettait toujours à l’abri des poursuites.


Si l’on se penche sur la liste des personnes présentes à cette réunion, on se rend compte de l’existence d’un réseau international d’éditeurs venus goûter la relative liberté des villes hollandaises. Le Grand Maître n’était autre que Gaspar Fritsch, propriétaire d’une maison d’édition à Rotterdam avec l’Allemand Michael Böhm (lui-même « échanson de l’ordre »). En Allemagne, la famille Fritsch, alliée avec le clan Gleditsch, avait fait prospérer l’une des plus importantes maisons d’édition de Leipzig, capitale du livre. Lors de la réunion de La Haye, Gottlieb Gleditsch faisait office de trésorier de l’ordre, et c’est lui qui avait défendu son frère aîné Jean Frédéric (ou Johann Friedrich) lorsque la nouvelle de son mariage s’était répandue. Picart était maître ès graffitis et « enlumineur » de l’ordre, et en juillet 1710 ses gravures étaient déjà en vente chez Fritsch et Böhm à Rotterdam, chez Marchand à La Haye et chez J. L. de Lorme à Amsterdam, ce dernier étant l’un des éditeurs les plus importants de la République des Provinces-Unies. Moins connu comme éditeur à l’époque, Charles Levier avait été fait bouffon des chevaliers et il était sans conteste le plus enhardi de tous. Lui aussi réfugié protestant français, Levier publia en 1719 un livre qui fut sans conteste le plus célèbre du dix-huitième siècle : La Vie et l’esprit de Spinoza. Deux ans plus tard, Michael Böhm publia de nouveau le même texte sous le titre sous lequel il devint encore plus célèbre : le Traité des trois imposteurs.


Sommes-nous bien en présence d’une extraordinaire soirée d’enterrement de vie de garçon ou avons-nous affaire à un conventicule subversif de francs-maçons et d’athées ? Sans doute y avait-il un peu des deux, mais il y avait également autre chose. En ce froid soir de novembre s’étaient rassemblés des professionnels de l’édition qui allaient faire fortune sur le nouveau marché des idées religieuses. Les éventuels gains financiers n’étaient pas leur motivation première, même s’ils n’étaient pas négligés. Ces hommes s’étaient réunis pour se féliciter et s’encourager les uns les autres à poursuivre leur quête commune de savoir, notamment en matière de religion. Leur mode de sociabilité était résolument séculier et leurs livres étaient souvent subversifs, non pas parce qu’ils étaient ouvertement athées, mais parce qu’ils encourageaient les lecteurs à prendre leurs distances avec toute forme d’orthodoxie religieuse. Les croyances et les pratiques religieuses étaient devenues pour ces hommes un objet d’étude plus qu’un mode de vie qui ne pouvait être remis en question. Ils voulaient que s’expriment toutes les opinions possibles au sujet de la religion sans pour autant la rejeter eux-mêmes. Le Traité des trois imposteurs ne parut que neuf ans plus tard (même si Levier l’eut entre les mains dès 1711), et il ne va certainement pas de soi qu’il ait pu représenter la pensée dominante au sein de ce groupe de professionnels du livre. Ils étaient certainement convaincus que les idées les plus notoirement athées devaient être accessibles au lecteur, qui devait pouvoir se forger sa propre opinion à leur sujet. Cérémonies religieuses du monde partageait d’ailleurs ce même principe d’ouverture qui fut essentiel aux Lumières au cours des décennies qui suivirent. C’est Emmanuel Kant qui fournit aux Lumières une devise éternelle dans son essai de 1784 intitulé « Qu’est-ce que les Lumières ? » : Sapere aude ! [Ose savoir !]. En 1784, cet idéal était largement partagé dans les classes éduquées, mais soixante ou soixante-cinq ans plus tôt, lorsque Bernard et Picart s’attelèrent à leur grande œuvre, cette phrase était autrement plus audacieuse.


Jean Frédéric Bernard faisait peut-être partie des Chevaliers de la Jubilation, mais sa route avait certainement déjà croisé celle de Picart et des autres chevaliers : en 1709, il avait correspondu avec Marchand, qui se trouvait encore à Paris, à propos de la vente de son livre. Les circonstances exactes qui ont entouré la première rencontre entre Picart et Bernard et qui ont poussé les deux hommes à collaborer demeurent inconnues, mais, en 1712, Picart avait déjà déménagé à Amsterdam, où vivait également Bernard. La même année, Picart épousa Anne Vincent, fille d’un marchand de papier, sa première épouse étant décédée en France en 1708. Picart et sa nouvelle épouse ouvrirent une boutique sur Kalverstraat, artère très fréquentée de la ville, connue pour être le centre névralgique du commerce du livre, des transactions financières et de la prostitution. C’est là que Bernard vécut et travailla à partir de 1707. Né dans le sud de la France, il avait fui à Amsterdam avec sa famille lorsqu’il était enfant. En 1704, il s’était rendu à Genève, un autre haut-lieu du protestantisme, pour travailler comme courtier entre la guilde des libraires genevois et leurs homologues d’Amsterdam. En 1711, Bernard publia anonymement et sous une fausse adresse ses Réflexions morales, satiriques & comiques, sur les Mœurs de notre siècle, dont le personnage principal est un philosophe persan qui s’en prend au fanatisme religieux de l’Europe, fournissant à Montesquieu le prototype des Lettres persanes qui paraîtront une décennie plus tard. Picart connaissait-il les Réflexions morales ou leur auteur ? Nous ne saurions l’affirmer, mais Jean Frédéric est mentionné nommément dans une lettre adressée par Picart à son beau-père, Ysbrand Vincent, en janvier 1713. La même année, Picart devint membre de la guilde des libraires d’Amsterdam dont Bernard était membre depuis deux ans ; il est alors plus que probable qu’ils se connaissaient déjà.


La nouvelle société littéraire créée à La Haye en 1711 était typique des aspirations intellectuelles de ce cercle. Ce groupe s’était-il formé à La Haye l’année précédente, lors de cette fameuse soirée ? L’omniprésent Marchand en tint les minutes de 1711 à 1717 et, à l’instar du groupe des chevaliers, cette société cultivait le secret et ses membres semblent même s’être qualifiés mutuellement de « frère. » Elle comptait dans ses rangs des intellectuels hollandais de premier plan et le mélange habituel de réfugiés français et d’étrangers. En 1713, cette guilde commença à publier un journal en français intitulé Le Journal Litéraire (sic), portant sur l’actualité littéraire, les questions religieuses et la science newtonienne. Sous la forme inoffensive propre aux publications périodiques de ce type (et contrairement aux publications anonymes arborant de fausses adresses d’impression), ce nouveau journal répondait à la demande accrue du public pour de nouvelles approches, notamment en matière de religion. Les premières pages annonçaient que le périodique était l’œuvre de « plusieurs personnes de différents pays, qui ont formé une espèce de Société, dont l’unique but est l’utilité du public & leur instruction particulière  ».


La société littéraire de La Haye a peut-être également imité volontairement un cercle qui s’était formé à Rotterdam autour du marchand anglais quaker Benjamin Furly, ami de la plupart des membres de cette guilde. Le cercle de Furly comprenait entre autres le philosophe sceptique Pierre Bayle, le républicain anglais Algernon Sidney, le républicain et moraliste Anthony Ashley Cooper, 3ème comte de Shaftesbury, John Locke, William Penn (le fondateur de la Pennsylvanie) et Charles Levier. Furly avait accueilli dans sa propre maison les réunions de cette société littéraire et philosophique connue sous le nom de club de La Lanterne. Ce nom, sans doute lié à l’idée quaker de « lumière intérieure », évoque également le rôle qu’elle a joué dans la première diffusion des idées des Lumières.

Le cercle de Furly était de bien des façons l’épicentre de la première génération des Lumières européennes. Avant sa mort en 1714, Furly était entré en contact avec bon nombre de jeunes intellectuels et d’éditeurs pleins d’avenir qui jouèrent ensuite un rôle dans notre histoire.

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