Daron Acemoglu James A Robinson PROSPERITE PUISSANCE ET PAUVRETE (Why Nations Fail)

Extrait

Avant-propos de Daron Acemoglu & James A. Robinson, Prospérité, puissance et pauvreté –Pourquoi certains pays réussissent mieux que d'autres

(traduit de l’anglais par Patrick Hersant ; © 2015 éditions markus haller)

 

Ce livre traite des énormes écarts de revenus et de niveau de vie qui séparent les pays riches comme les États-Unis, la Grande-Bretagne ou l’Allemagne, et les pays pauvres comme ceux de l’Afrique subsaharienne, de l’Amérique centrale et de l’Asie du Sud.

À l’heure où nous écrivons cette préface, l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient ont été secoués par un « printemps arabe » amorcé par la révolution dite « du jasmin », elle-même déclenchée par l’indignation qui a fait suite à l’auto-immolation d’un marchand ambulant, Mohamed Bouazizi, le 17 décembre 2010. À la tête de la Tunisie depuis 1987, le président Ben Ali s’est retiré le 14 janvier 2011 ; or, loin de s’émousser, l’ardeur révolutionnaire face au règne d’élites privilégiées n’a fait que s’amplifier et s’est déjà propagée dans le reste du Moyen-Orient. Hosni Moubarak, qui depuis trente ans dirigeait l’Égypte d’une main de fer, a été débarqué le 11 février 2011. Pour l’heure, on ne sait ce qu’il adviendra des régimes actuellement en place au Bahreïn, en Lybie, en Syrie et au Yémen.

Dans ces pays, la colère plonge ses racines dans une grande pauvreté. Le niveau de revenus de l’Égyptien moyen correspond à 12 % de celui de l’Américain moyen, et son espérance de vie est moindre de dix ans ; 20 % de la population vit dans la misère. Aussi considérables soient-ils, de tels écarts sont minimes par rapport à ceux que l’on observe entre les États-Unis et les pays les plus pauvres du monde, tels la Corée du Nord, la Sierra Leone et le Zimbabwe, où une bonne moitié de la population vit dans la misère.

Pourquoi l’Égypte est-elle à ce point plus pauvre que les États-Unis ? Qu’est-ce qui empêche les Égyptiens de prospérer ? La pauvreté égyptienne est-elle immuable, ou peut-on l’éradiquer ? Avant d’envisager une réponse, il semble naturel d’écouter ce que les Égyptiens eux-mêmes ont à dire de leurs problèmes et des raisons qui les ont poussés à se soulever contre le régime de Moubarak. Noha Hamed, une jeune femme de 24 ans employée dans une agence publicitaire du Caire, exprimait son opinion en ces termes lors d’une manifestation sur la place Tahrir : « Nous sommes victimes de la corruption, de l’oppression et du manque d’instruction. Nous vivons dans un système corrompu qui doit changer. » Avis partagé par un autre manifestant, Mosaab El Shami, 20 ans, étudiant en pharmacie : « J’espère que, d’ici la fin de l’année, nous aurons un gouvernement élu, que les droits universels seront appliqués et que nous aurons mis un terme à la corruption qui règne dans ce pays. » Les manifestants de la place Tahrir dénonçaient la corruption du gouvernement et son incapacité à assurer le service public, mais aussi l’absence de toute égalité des chances dans leur pays. Ils se plaignaient en particulier de la répression et de l’absence de droits politiques. Mohamed el-Baradei, ancien directeur de l’Agence internationale de l’énergie atomique, écrivait ainsi sur Twitter le 13 janvier 2011 : « Tunisie : répression + absence de justice sociale + refus de facteurs d’évolution pacifique = bombe à retardement. » Pour les Égyptiens comme pour les Tunisiens, l’absence de droits politiques était la cause principale de leurs problèmes économiques. Les manifestants ont alors commencé à formuler leurs revendications de manière plus systématique ; les douze premières revendications immédiates, mises en ligne par Wael Khalil (blogueur et ingénieur logiciel devenu l’un des leaders du mouvement contestataire en Égypte), visaient toutes un changement politique. Il y avait certes d’autres requêtes, comme l’augmentation du salaire minimum, mais celles-ci figuraient seulement parmi les revendications intermédiaires, dont l’application était remise à plus tard.

Les Égyptiens estiment qu’ils ont été paralysés par un état inefficace et corrompu, mais aussi par une société où ils ne peuvent exprimer leur talent, leur ambition, leur créativité et le peu d’éducation qu’on leur a prodigué. En même temps, ils admettent que ces divers problèmes ont des racines politiques. Toutes les difficultés économiques qu’ils rencontrent sont causées par la manière dont le pouvoir politique, en Égypte, est exercé et monopolisé par une petite élite. C’est là, selon eux, ce qui doit changer en priorité.

En cela, les manifestants de la place Tahrir s’écartent nettement de l’opinion courante. Quand ils cherchent à comprendre pourquoi un pays tel que l’Égypte est si pauvre, la plupart des chercheurs et des commentateurs mettent en avant des facteurs totalement différents. Pour certains, la pauvreté de l’Égypte est déterminée avant tout par sa géographie — le désert occupe l’essentiel de son territoire, elle souffre d’une pluviosité insuffisante, et ni son sol ni son climat ne permettent une agriculture productive. D’autres, en revanche, évoquent certains aspects culturels des Égyptiens, qui seraient incompatibles avec le développement économique et la prospérité. Une troisième approche, la plus fréquente chez les économistes et les décideurs politiques, repose sur l’idée que les dirigeants égyptiens ignorent tout simplement ce qu’il convient de faire pour que leur pays prospère, et qu’ils n’ont encore jamais adopté les politiques et les stratégies adéquates. On devine la suite du raisonnement : si ces dirigeants avaient de meilleurs conseillers, la prospérité suivrait d’elle-même. Pour ces chercheurs et pour ces experts, donc, la confiscation du pouvoir par une petite élite qui s’enrichit aux dépens de la société n’explique en rien les problèmes économiques du pays.

Nous montrerons dans ce livre que ce sont les Égyptiens de la place Tahrir, et non la majorité des universitaires et des spécialistes, qui sont dans le vrai. Si l’Égypte est pauvre, c’est précisément parce qu’elle a été dirigée par une élite qui a organisé la société à son profit et au détriment de la majorité du peuple. Le pouvoir politique, très concentré, a permis d’enrichir grassement ceux qui l’exercent — l’ancien président Moubarak aurait ainsi amassé une fortune de 70 milliards de dollars. Grand perdant de l’opération : le peuple égyptien, qui du reste l’a fort bien compris.

Comme nous le verrons, il se trouve que cette explication de la pauvreté égyptienne, celle qu’en donne le peuple égyptien lui-même, offre une explication générale de la pauvreté des pays pauvres. Nous montrerons que la Corée du Nord, la Sierra Leone et le Zimbabwe sont pauvres pour les mêmes raisons que l’Égypte. Si des pays comme la Grande-Bretagne et les États-Unis sont devenus riches, c’est que leurs citoyens ont renversé les élites qui contrôlaient le pouvoir et créé une société où les droits politiques étaient plus équitablement répartis, où le gouvernement était tenu de prêter l’oreille à ses citoyens et de leur rendre des comptes, et où une large majorité de la population pouvait profiter du développement économique. Nous verrons que, si l’on veut comprendre pourquoi le monde d’aujourd’hui est si inégalitaire, il faut d’abord se plonger dans le passé pour étudier la dynamique sociale des sociétés. Nous verrons que, si la Grande-Bretagne est plus riche que l’Égypte, c’est parce que l’Angleterre a connu en 1688 une révolution qui a transformé la politique et donc l’économie de ce pays. Des gens ont combattu pour obtenir davantage de droits politiques, qu’ils ont mis à profit pour étendre leur situation économique. Du coup, le pays s’est engagé sur une tout autre trajectoire politique et économique qui a mené à la révolution industrielle.

Ni cette révolution, ni les diverses technologies qu’elle a fait naître ne se sont propagées jusqu’en Égypte. Ce pays était alors sous domination de l’Empire ottoman, qui le traitait de la même manière que le ferait la famille Moubarak au XXe siècle. Il est vrai que Napoléon Bonaparte a renversé l’Empire ottoman en 1798, mais l’Égypte est alors tombée sous le joug du colonialisme britannique, qui ne se souciait pas plus que les Ottomans de la voir s’épanouir. Les Égyptiens ont certes mis à bas l’Empire ottoman et l’Empire britannique, avant de renverser leur propre monarchie en 1952, mais ces révolutions-là ne sont pas comparables à celle de 1688 en Angleterre ; loin de transformer en profondeur la politique du pays, elles ont porté au pouvoir une autre élite, aussi peu soucieuse que les Ottomans et les Britanniques de la prospérité des Égyptiens ordinaires. En conséquence, la structure de base de la société n’a pas changé, et l’Égypte est restée pauvre.

Nous verrons dans ce livre comment de tels modèles se reproduisent dans le temps et pourquoi ils se trouvent parfois altérés, comme dans l’Angleterre de 1688 ou la France de 1789. Cette analyse nous aidera à voir si la situation a évolué en Égypte aujourd’hui et si la révolution qui a renversé Moubarak peut conduire à de nouvelles institutions susceptibles d’apporter la prospérité à l’Égyptien moyen. Le pays a déjà connu des révolutions qui n’ont pas fait évoluer les choses, car leurs meneurs ont simplement repris les rênes du pouvoir à ceux qu’ils renversaient et recréé un système similaire. De fait, il est difficile pour des citoyens ordinaires d’acquérir un véritable pouvoir politique et de réformer l’organisation de la société. Mais la chose reste possible, et nous verrons comment cela s’est produit en Angleterre, en France et aux États-Unis, mais aussi au Japon, au Botswana et au Brésil. Pour qu’une société pauvre devienne riche, elle doit nécessairement en passer par une transformation politique de cet ordre. Il semble qu’une telle évolution soit aujourd’hui à l’œuvre en Égypte. Pour citer Reda Metwaly, un autre manifestant de la place Tahrir : « On voit maintenant s’unir des musulmans et des chrétiens, des jeunes et des vieux, pour réclamer la même chose. » Dans les transformations politiques évoquées ci-dessus, nous le verrons, un ample soulèvement social constitue un élément indispensable. Si nous parvenons à comprendre quand et pourquoi de telles transitions se produisent, nous serons plus à même de prédire quand elles échouent, comme cela s’est si souvent produit par le passé, et quand on peut espérer qu’elles soient couronnées de succès et améliorent la vie de millions de gens.

 

Télécharger le PDF