Ida B. Wells, Les horreurs du Sud
Extrait
Préface à Ida B. Wells, Les horreurs du Sud
Ida B. Wells (1862-1931), militante pour la justice
par Nicole Bacharan
(© 2016 éditions markus haller)
Les textes que vous allez lire sont ceux d’une héroïne. Une pionnière méthodique, courageuse, au regard lucide et à l’intelligence affûtée, déterminée à combattre l’injustice et l’obscurantisme. Une combattante armée seulement de sa plume et de sa parole, que ni menaces ni avanies ne purent décourager. Militante de la cause noire, elle défricha une voie qui serait empruntée par bien des héros oubliés ou célèbres, de W.E.B. Du Bois à Martin Luther King, des « voyageurs de la liberté » des années 1960 aux protestataires contemporains du mouvement Black Lives Matter. La vie de chaque Noir compte, disait déjà en substance Ida Wells ; elle ne doit pas être sacrifiée, méprisée, ignorée. Chaque fois que cela se produit, il faut le dire haut et fort. L’arbitraire, la cruauté, les exactions doivent être portés à la connaissance de chacun, exposés, détaillés, dénoncés.
Ida Wells avait grandi au cœur même du grand mensonge américain, dans ce pays fondé à la fois sur la passion de la liberté et sur son absolu contraire : l’esclavage. Quand elle vit le jour en 1862 dans le Mississippi, dans ce Sud dit profond, où la poigne des planteurs et des contremaîtres était réputée si rude et si implacable, la guerre de Sécession sévissait depuis plus d’un an. Les esclaves à proximité des lignes yankees s’enfuyaient en masse vers les soldats du nord, les autres demeuraient sous le joug, dévorés par l’attente anxieuse de la libération. Il faudra patienter jusqu’en 1863 pour que le président Lincoln signe la proclamation d’émancipation, et jusqu’à la fin de la guerre, en avril 1865, pour que la délivrance si ardemment souhaitée devienne réalité. À peine délestés des chaînes de l’esclavage, les parents d’Ida – le père charpentier, la mère cuisinière – , se hâtèrent d’inscrire leurs huit enfants dans les premières écoles qui s’ouvraient à l’initiative de jeunes enseignants idéalistes, avides d’aider à l’intégration dans la grande promesse du rêve américain de ceux qu’on appelait désormais « les affranchis ». James et Elizabeth Wells transmirent ainsi à Ida une foi invincible dans les vertus de l’instruction, si longtemps interdite aux esclaves, et un sens aigu de la responsabilité qu’impliquait le privilège si chèrement acquis d’apprendre et de progresser. Très vite, Ida découvrira qu’il faudrait bien plus que l’abolition officielle de l’esclavage pour que les Noirs deviennent vraiment « libres et égaux », selon la célèbre formule de la Déclaration d’indépendance.
Beaucoup avaient entendu dire qu’après la victoire du Nord viendrait, dans le Sud, une redistribution des terres. La proposition du représentant Thaddeus Stevens, « 40 acres et une mule » représentait l’espoir de chaque famille d’affranchis. Ils se voyaient ainsi démarrer une activité indépendante, gagner enfin leur vie, subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs proches. Mais rien de tel ne se produisit. Sans ressources, sans emploi, bien souvent analphabètes, beaucoup d’esclaves libérés n’eurent d’autre choix que de retourner travailler dans les plantations, où s’établit un système de métayage qui les gardait perpétuellement endettés, à la merci de leurs anciens maîtres. Certes, pendant quelques années, le « Bureau des Affranchis » distribua des rations alimentaires, offrit des soins médicaux, rédigea des contrats de travail, aida les Noirs à faire valoir la légalité de leurs mariages et à s’inscrire sur les listes électorales. Mais rien n’entama la volonté inflexible des Blancs du Sud de « maintenir le Noir à sa place ». Ils avaient régné sur les esclaves par la violence ; ce serait la violence encore qui imposerait la suprématie blanche. Alors même que l’ancienne Confédération vaincue était encore occupée par les troupes du nord, des sociétés secrètes, comme le tristement célèbre Ku Klux Klan, se multiplièrent, propageant une terreur systématique. Masqués, vêtus de blanc, les cavaliers de l’épouvante plantaient des croix enflammées devant la demeure de leurs victimes, les tiraient de leur lit pour les fouetter, violer, torturer, mutiler, assassiner. En 1876, pour glaner les voix qui risquaient de lui manquer lors de l’élection présidentielle, le candidat républicain Rutherford Hayes promit aux États du Sud, en cas de victoire, le retrait des troupes fédérales. Une fois installé à la Maison Blanche, il tint parole. Anciens maîtres et anciens esclaves se retrouvèrent seuls face à face.
C’est dans ce climat gros de menaces qu’Ida Wells, persévérante et disciplinée, acheva ses études d’institutrice, puis obtint un poste dans une école de Memphis, dans le Tennessee. Active dans sa paroisse et dans plusieurs associations locales, elle rejoignit ainsi une élite noire en formation, passionnée par les idées de progrès et la conquête de la liberté. La jeune institutrice publia bientôt ses premiers articles dans des journaux destinés à la communauté noire. Dans un langage clair, direct, accessible à tous, elle racontait les expériences du quotidien, et alertait sur la ségrégation radicale qui s’était abattue sur le Sud comme une véritable chape de plomb. Il s’agissait non seulement de séparer la race noire de la race blanche, mais également d’instiller aux Noirs, à chaque instant et en toute circonstance, le sentiment de leur infériorité. Ida Wells ne l’acceptera jamais et ne cessera de lutter contre l’oppression, la cruauté, la violation constante des droits constitutionnels des citoyens noirs. Elle n’hésita pas à poursuivre devant les tribunaux la compagnie de chemin de fer qui l’avait expulsée du wagon « pour dames ». Elle gagna en première instance, mais perdit en appel devant la cour suprême du Tennessee. Il aurait fallu bien davantage pour la décourager. Bientôt, elle trouverait la cause de sa vie : la dénonciation du lynchage.
L’élément déclencheur fut l’assassinat, en plein Memphis, de trois de ses amis. Ils avaient été arrêtés et emprisonnés à la suite d’une altercation avec un groupe d’hommes blancs. Alors qu’ils attendaient leur procès, une foule criant vengeance avait tiré les malheureux de leur cellule, apparemment sans rencontrer le moindre obstacle, les avait traînés à l’extérieur, pendus et criblés de balles, au vu et au su de tous. Comment une telle atrocité était-elle possible, dans une ville que l’on disait civilisée, moderne ? D’où venait une telle rage meurtrière ? Pourquoi les assassins n’avaient-ils pas été arrêtés, poursuivis, condamnés ? Dans un éditorial daté du 21 mai 1892, Ida Wells posait toutes ces questions et elle dénonçait ces lynchages forcément commis avec la complicité des autorités. Sa vie en serait changée à jamais. Quand l’article parut, elle était en route vers New York. À son arrivée, elle apprit que le siège du journal auquel elle collaborait avait été saccagé, et sa tête mise à prix. Elle savait que la menace ne devait pas être prise à la légère. Pendant trois décennies, elle ne retournera pas dans le Sud. Désormais, sa mission était claire. Elle allait alerter l’opinion, collecter, décrire et analyser les cas de lynchage. Elle rassemblerait les listes des victimes, publierait les premières statistiques. Elle détaillerait chaque affaire, rapportant les dates, les lieux, les crimes reprochés, la réalité qui se cachait bien souvent derrière ces prétextes, les circonstances et les méthodes des mises à mort. Elle allait dévoiler les secrets honteux du Sud. Pièce à pièce, elle démonterait le sinistre mécano de l’oppression raciale. L’institutrice s’était muée en journaliste, enquêtrice, et sociologue.
Le lynchage n’était pas un coup de folie, un débordement imprévu, mais une méthode voulue, organisée même, pour châtier et contrôler les Noirs, instaurer en tous la terreur. Pas question pour les affranchis de s’imaginer jamais obtenir le respect dû aux citoyens, espérer voter ou être élu, venir concurrencer des commerçants, des artisans ou des entrepreneurs blancs. Plus profondément, les vieux fantasmes sexuels du Sud nourrissaient la fureur des assassins. Les hommes blancs se sentaient menacés par une concurrence sexuelle sauvage, où ils risquaient d’avoir le dessous s’ils n’y mettaient pas « bon ordre ». Ils entretenaient la psychose de la surpuissance sexuelle de l’homme noir, et de son désir irrépressible pour la femme blanche ; ils voyaient en chaque Noir un violeur en puissance. En fouettant, castrant, pendant, brûlant, ils protégeaient, disaient-ils, leurs femmes en danger. Ils démontraient aussi à ces dernières jusqu’où allait la sanction pour celles qui se seraient laissé tenter par des liaisons interraciales, radicalement inacceptables. Et ils rappelaient aux Noirs qu’eux, les Blancs, seraient toujours les maîtres. Mais il y avait plus secret, plus pervers encore : les hommes blancs entendaient conserver leur mainmise sur le corps des femmes noires, sans restriction, selon leur bon plaisir, comme au temps de l’esclavage. Il fallait que les Noirs ne l’oublient jamais : affranchis ou non, ils n’étaient rien, leurs compagnes appartenaient à d’autres, ils ne pouvaient ni protester, ni les défendre.
Ida Wells, elle, entendait faire de la lutte contre le lynchage une cause nationale. Pendant près de quarante ans, elle mit au jour des centaines et des centaines de cas. Elle montra que même des femmes et des enfants pouvaient être victimes de ces actes de sauvagerie. Elle n’hésita pas à briser le tabou ultime, en disant haut et fort à tous ceux qui ne voulaient pas entendre, qui prétendaient ne pas savoir, que le mélange des races avait toujours existé aux États-Unis, et qu’il était avant tout le résultat des viols dont étaient victimes les femmes noires. Ida Wells porta son combat de ville en ville, prononçant des conférences partout où l’on voulait bien l’accueillir. Elle fit même plusieurs tournées en Angleterre pour alerter l’opinion internationale. Jusqu’à sa mort en 1931, elle s’efforça ainsi d’informer et, espérait-elle, de transformer le regard du public.
Des décennies seront nécessaires pour que ce courageux combat aboutisse à l’interdiction et à la condamnation des crimes de lynchage. La voie ouverte par Ida Wells sera longue à parcourir, le flambeau repris par plus d’un ardent défenseur de la vérité et de la justice. Le monde a bien changé depuis ces temps héroïques. Les États-Unis ont connu le mouvement des droits civiques, des émeutes meurtrières, l’action affirmative, la naissance d’une vraie classe moyenne noire, et l’élection en 2008 de Barack Obama, le premier président noir, ce dont la courageuse Ida Wells n’aurait certainement même pas osé rêver. Mais face aux injustices, face aux crimes, face aux vies sacrifiées encore aujourd’hui, sa démarche demeure valable. Hier des articles, aujourd’hui des images captées par des téléphones portables mettent chacun en face de la vérité, en face de ses responsabilités.
Alors aujourd’hui, lisez Ida Wells. Dans ses écrits, ces trois pamphlets glaçant dans leur précision même, nulle haine, nul effet de manche. Seulement la conviction ferme que l’exposé des faits, aussi rigoureux et exact que possible, suffirait. Que les faits parleraient d’eux mêmes, pour alerter l’opinion, et exiger la justice.