Joshua Greene Tribus morales
Extrait
Joshua Greene
Tribus morales
L’émotion, la raison et tout ce qui nous sépare
© 2017 éditions markus haller
Extrait du chapitre 1 : La fonction de la morale
Après Darwin, la morale humaine est devenue un mystère scientifique. La sélection naturelle expliquait comment pouvaient évoluer des primates bipèdes relativement peu poilus, intelligents, marchant debout et doués de langage, mais elle ne pouvait expliquer d’où venait la morale. Darwin lui-même trouvait la question fascinante. La sélection naturelle, pensait-on, va de paire avec un égoïsme forcené. Ce sont les individus qui s’emparent de toutes les ressources et anéantissent leurs concurrents qui survivent le mieux, se reproduisent le plus et peuplent ainsi le monde de leur descendance égoïste et brutale. Comment la morale a-t-elle pu voir le jour dans un monde « rouge de griffes et de crocs », comme l’a jadis décrit le poète anglais Tennyson ?
Nous avons désormais la réponse. La morale est apparue comme une solution au problème posé par la coopération, comme le moyen d’éviter la Tragédie des biens communs :
La morale est un ensemble d’adaptations psychologiques qui permet à des individus naturellement égoïstes de tirer avantage de la coopération.
Comment la morale y parvient-elle ? Nous répondrons à cette question plus en détail dans le chapitre suivant, mais voici l’idée générale : L’essence de la morale est l’altruisme, le désintéressement et l’idée qu’il faut accepter de payer de sa poche pour les autres. Les bergers égoïstes continueront à rajouter des bêtes à leur troupeau jusqu’à ce que le prix à payer individuellement devienne supérieur aux bénéfices individuels, ce qui, comme nous l’avons vu, conduit à la ruine. Les bergers moraux quant à eux, pourront vouloir limiter la taille de leur troupeau en pensant aux autres, même si de telles restrictions leur imposent un sacrifice personnel. Ainsi, parce qu’ils sont prêts à faire passer Nous avant Moi, ce groupe de bergers sensibles à la morale peut éviter la Tragédie des biens communs et continuer à prospérer.
La morale a évolué afin de rendre la coopération possible, mais cette évolution ne s’est pas faite sans une mise en garde importante. D’un point de vue biologique, les humains ont été taillés pour la coopération, mais avec certaines personnes seulement. Notre cerveau moral a évolué vers une coopération à l’intérieur de certains groupes et sans doute uniquement dans le contexte des relations personnelles. Il n’a pas évolué vers une coopération entre les groupes (ou en tout cas pas entre tous les groupes). Comment pouvons-nous en avoir la certitude ? La morale ne pourrait-elle pas avoir évolué dans le but de permettre la coopération en général ? C’est parce que la coopération universelle est contraire aux principes qui gouvernent l’évolution par sélection naturelle. J’aimerais qu’il en soit autrement, mais comme nous allons le voir, la conclusion est sans appel (je m’empresse d’ailleurs d’ajouter que cela ne veut pas dire que nous sommes condamnés à ne pas coopérer universellement. J’y reviendrai).
L’évolution est un processus marqué par la concurrence : le lion le plus rapide attrape davantage de proies que les autres, sa descendance est plus nombreuse et c’est ainsi que la proportion de lions rapides se trouve augmentée à la génération suivante. Rien de tout ceci ne serait possible si les ressources disponibles n’étaient pas l’enjeu d’une concurrence féroce. Si la nourriture des lions existait en quantités illimitées, les lions les plus rapides n’auraient aucun avantage par rapport aux lions plus lents qu’eux et la génération suivante ne serait, en moyenne, pas plus rapide que la précédente. Sans compétition, aucune évolution par sélection naturelle n’est possible.
Pour la même raison, les comportements coopératifs ne peuvent évoluer (du point de vue biologique) s’ils ne confèrent aucun avantage à ceux qui coopèrent. Imaginons par exemple deux groupes de bergers dont l’un serait coopératif et l’autre pas. Les bergers coopératifs limitent la taille de leurs troupeaux respectifs et préservent ainsi leurs pâturages, ce qui leur permet d’assurer la pérennité de leurs réserves de nourriture. Les bergers qui ne coopèrent pas suivent la logique que leur dicte leur intérêt personnel, ajoutant toujours plus de bêtes à leur troupeau. Ce faisant, ils entraînent l’érosion de leurs prairies et se retrouvent avec très peu de nourriture. Grâce à son goût pour la coopération, le premier groupe peut donc prendre l’avantage : il suffit à ses membres d’attendre que les bergers non-coopératifs meurent de faim ou, s’ils sont un peu plus entreprenants, de se lancer dans une guerre courue d’avance entre les bien nourris et les affamés. Une fois la victoire des bergers coopératifs assurée, ces derniers pourront élever davantage de bêtes, nourrir un plus grand nombre d’enfants et augmenter ainsi la proportion d’individus coopératifs au sein de la génération suivante. La coopération évolue au fil des générations non pas parce qu’elle est « plus sympa » mais parce qu’elle confère un avantage critique permettant la survie.
Comme pour l’évolution des carnivores les plus rapides, la concurrence est indissociable de l’évolution de la coopération. Supposons que nos deux groupes de bergers vivent sur des pâturages magiques capables d’accueillir un nombre illimité d’animaux ; dans ces conditions, le groupe qui ne coopère pas n’est pas désavantagé. Les bergers égoïstes peuvent continuer d’accroître la taille de leurs troupeaux sans limite. La coopération n’évolue que si les individus ouverts à la coopération ont un avantage par rapport à ceux qui ne le sont pas ou qui le sont moins. Si la morale est donc un ensemble d’adaptations à la coopération, nous ne sommes aujourd’hui des êtres moraux que parce que nos ancêtres plus moraux que les autres ont eu l’avantage sur leur voisins moins bien disposés. Dans la mesure où la morale est une adaptation biologique, elle a évolué non seulement comme un mécanisme permettant de faire passer Nous avant Moi, mais comme un mécanisme permettant aussi de faire passer Nous avant Eux (notez bien qu’en disant cela je ne sous-entends pas que la morale a évolué par sélection de groupe*). Les conséquences sont loin d’être anodines.
L’idée que la morale a évolué en tant que truchement de la concurrence entre groupes peut paraître étrange pour au moins deux raisons. Premièrement, parce que la morale semble pour l’essentiel décorrélée de cette concurrence entre groupes. Quel pourrait être par exemple le lien entre nos opinions pour ou contre l’avortement et cette concurrence ? Et l’on pourrait étendre cet exemple à notre perception morale du mariage gay, de la peine de mort, des interdits alimentaires et ainsi de suite. Comme nous le verrons dans les chapitres qui vont suivre, la pensée morale peut être liée à la concurrence entre groupe de plusieurs façons indirectes et qui sont loin de sauter aux yeux. Nous y reviendrons.
Deuxièmement, parce que ce qu’il y a d’étrange dans cette idée que la morale puisse nous aider à battre les autres c’est qu’elle donne l’impression que la morale est amorale voire immorale. Comment est-ce possible ? Ce paradoxe se trouve résolu dès lors que l’on admet que la morale peut accomplir des tâches pour lesquelles son évolution (biologique) ne l’a pas programmée. En tant que créatures morales, nous pouvons avoir des valeurs opposées aux forces qui ont donné naissance à la morale. Pour emprunter à Wittgenstein sa célèbre métaphore, la morale peut gravir l’échelle de l’évolution puis la rejeter d’un coup de pied une fois le but atteint.
Prenons comme exemple le contrôle des naissances. Notre cerveau est devenu de plus en plus perfectionné pour nous permettre d’inventer des solutions techniques à des problèmes complexes. En règle générale, notre capacité à résoudre les problèmes nous aide à produire une descendance nombreuse et à subvenir à ses besoins, mais dans le cas du contrôle des naissances nous nous sommes servi de cet imposant cerveau pour limiter notre descendance, contrecarrant ce faisant les « intentions » de la nature*. Dans le même ordre d’idée, nous pouvons orienter la morale dans des directions que la nature n’avait jamais « envisagées ». Nous pouvons ainsi donner de l’argent à de parfaits étrangers sans attendre la moindre chose en retour. D’un point de vue biologique, c’est une aberration, à l’instar du contrôle des naissances ; mais de notre point de vue de créatures morales capable de rejeter d’un coup de pied l’échelle de l’évolution, c’est peut-être précisément ce que nous voulons. La morale est bien plus que ce que l’évolution a fait d’elle.