Harry G. Frankfurt, De l'inégalité

Extrait

Extrait du chapitre 1 : L’égalité économique comme idéal moral



4. L’égalitarisme économique — telle sera ici notre définition — est la doctrine selon laquelle il est souhaitable que tous disposent d’un même revenu et des mêmes richesses (par souci de simplicité, nous parlerons ici d’« argent »). On ne saurait nier que, dans certaines situations, il vaut mieux ignorer un tel idéal : pour recruter des employés aux talents aussi rares qu’indispensables, il peut s’avérer utile de leur proposer des compensations exceptionnelles. Pourtant, même s’ils sont d’accord pour dire que certaines inégalités sont envisageables, beaucoup de gens estiment que l’égalité économique présente en soi une grande valeur éthique. Se rapprocher au mieux de l’idéal égalitaire : voilà, selon eux, ce qui doit constituer notre priorité.
Je crois qu’ils se trompent. En elle-même, l’égalité économique est dépourvue de toute valeur morale particulière ; à l’inverse, l’inégalité économique n’est pas moralement répréhensible par elle-même. D’un point de vue éthique, il importe peu que chacun possède autant de richesses que son voisin. Ce qui compte, c’est que chacun en ait suffisamment. Si tout le monde avait assez d’argent, il n’y aurait rien de grave à ce que certains en aient plus que d’autres.
Je nommerai cette autre possibilité, qui vient se substituer à l’égalitarisme, la « doctrine de la suffisance » : ce qui compte vraiment, en matière d’argent, c’est que chacun en ait suffisamment.

5. Si l’égalité économique n’est pas en soi un idéal social indiscutable, il ne faut pas pour autant la considérer comme un objectif futile ou inopportun en toute circonstance. Elle peut, en effet, avoir une grande valeur politique ou sociale. Il existe d’excellentes raisons de traiter certains problèmes selon des critères égalitaires — des problèmes relatifs à la répartition de l’argent, par exemple. Il est donc raisonnable, dans certains cas, de chercher à accroître l’étendue de l’égalité économique au lieu de faire en sorte que chacun possède suffisamment d’argent.
Même si l’égalité économique en tant que telle n’est pas très importante, il peut s’avérer indispensable de soutenir une politique économique égalitariste si l’on veut favoriser certains objectifs sociaux et politiques souhaitables. De plus, la manière la plus réaliste d’atteindre la suffisance économique universelle consiste peut-être, au fond, à rechercher l’égalité. L’égalité économique n’étant pas un bien en soi, il se peut naturellement qu’elle soit une condition nécessaire pour obtenir des biens qui, eux, possèdent une authentique valeur intrinsèque.
Le principe d’une répartition plus égalitaire de l’argent n’a donc rien de scandaleux. Il n’en reste pas moins pernicieux de penser, comme le font beaucoup d’entre nous, qu’il existe des raisons morales de viser l’égalité économique pour elle-même. En fait, cette idée-là produit même de nombreux dégâts.

6. Les adversaires de l’égalitarisme économique dénoncent régulièrement un conflit entre égalité et liberté. Cet argument repose sur un présupposé : si chacun est laissé libre d’agir, il faut s’attendre à voir se développer les inégalités de revenu et de richesse. Cela posé, on en déduit qu’une répartition égalitaire de l’argent n’est possible et durable qu’au prix fort : la répression des libertés indispensables au développement de cette tendance non souhaitée.
Quels que soient les mérites de cet argument relatif au rapport entre égalité et liberté, l’égalitarisme économique engendre un autre conflit — bien plus préoccupant. Dans la mesure où les gens se soucient d’égalité économique, en croyant (à tort) que c’est là un bien éthiquement important, leur empressement à se satisfaire de tel niveau précis de revenu ou de richesse n’est pas — à cet égard — motivé par leurs propres aspirations et leurs propres intérêts particuliers. En réalité, il n’est motivé que par la quantité d’argent que possède autrui.
C’est ainsi que, distraits par l’égalitarisme économique, nous omettons de calculer nos besoins monétaires à la lumière de nos conditions et de nos exigences personnelles. L’égalitarisme nous encourage, de manière fallacieuse, à viser un niveau de richesse mesuré par un calcul dans lequel — à part notre situation financière relative — les caractéristiques spécifiques de notre vie réelle ne sont nullement prises en compte.
Or, à l’évidence, la quantité d’argent dont dispose autrui est sans rapport direct avec ce que réclame le type d’existence auquel chacun de nous peut raisonnablement et décemment aspirer. En se souciant de la prétendue valeur intrinsèque de l’égalité économique, on s’empêche donc d’essayer de découvrir — en faisant l’expérience de nous-mêmes et de nos conditions de vie — ce qui nous importe vraiment, ce dont avons réellement besoin ou envie, ce qui est susceptible de nous donner satisfaction.
Pour le dire autrement : se soucier des conditions de vie d’autrui, c’est empiéter sur la tâche la plus fondamentale sur laquelle repose, de manière décisive, le choix raisonné des objectifs monétaires que nous nous fixons. Cela revient à détourner notre attention de l’essentiel : savoir ce qui nous est réellement nécessaire pour répondre à nos besoins, à nos intérêts et à nos aspirations les plus authentiques. Exagérer l’importance morale de l’égalité économique s’avère nuisible, en d’autres termes, parce que cela est aliénant. En agissant ainsi, on sépare l’individu de sa réalité propre, et on l’incite à focaliser son attention sur des désirs et des besoins qui ne sont pas authentiquement les siens.

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