Jerry A. Coyne, Evolution
Extrait
Extrait du chapitre 1 : Qu'est-ce que l'évolution ?
[…] Mais au fait, qu’est-ce que le « darwinisme » ? Cette théorie si simple et si profondément belle, la théorie de l’évolution par la sélection naturelle, a souvent donné lieu à des malentendus et a même parfois été sournoisement déformée. Il vaut donc la peine de faire une pause et de prendre le temps d’en exposer les thèses et affirmations fondamentales. Nous reviendrons à plusieurs reprises sur chacune d’elles, au fur et à mesure que nous examinerons les preuves en leur faveur.
À son cœur, la théorie moderne de l’évolution est facile à saisir. Elle peut être résumée en une seule (quoiqu’assez longue) phrase : la vie sur Terre a évolué de façon graduelle à partir d’une seule espèce primitive — peut-être une molécule auto-répliquante — qui a vécu il y a plus de 3,5 milliards d’années ; elle s’est ensuite ramifiée pour donner de nombreuses nouvelles espèces toutes plus différentes les unes des autres ; et le mécanisme qui sous-tend la plupart (mais pas la totalité) de ces changements évolutifs est la sélection naturelle.
Si vous décomposez cette affirmation, vous constaterez qu’elle se réduit au fond à six éléments : l’évolution, le gradualisme, la spéciation, l’ascendance commune, la sélection naturelle, et les mécanismes non sélectifs du changement évolutif. Regardons de plus près ce que signifie chacune de ces composantes.
La première est l’idée d’évolution elle-même. Cela signifie simplement qu’une espèce change au niveau génétique au fil du temps. Autrement dit, au bout de nombreuses générations, une espèce peut évoluer en quelque chose d’assez différent, et les différences en question ont pour base des modifications au niveau de l’ADN, qui dérivent de mutations. Les espèces d’animaux et de plantes que l’on trouve aujourd’hui n’étaient pas là dans le passé, ils descendent d’espèces qui ont vécu avant elles. Les humains, par exemple, descendent de créatures qui ressemblaient aux grands singes d’aujourd’hui sans y être pour autant identiques.
Bien que toutes les espèces évoluent, elles n’évoluent pas toutes au même rythme. Certaines, comme les limules ou les ginkgos biloba, ont à peine changé en plusieurs millions d’années. La théorie de l’évolution ne prédit pas que les espèces sont constamment en train d’évoluer, tout comme elle ne permet pas de prédire, le cas échéant, à quelle vitesse elles évolueront. Tout cela dépend des pressions évolutives qui s’exercent sur elles. Certains groupes, comme les baleines ou les humains, ont évolué rapidement, tandis que d’autres, comme le « fossile vivant » cœlacanthe, ressemblent de très près à leurs ancêtres qui vivaient il y a des centaines de millions d’années.
La deuxième composante de la théorie évolutionnaire est l’idée de gradualisme. L’apparition d’un changement évolutionnaire notable, comme le passage des reptiles aux oiseaux, requiert de nombreuses générations. L’évolution de nouveaux traits, tels que les dents et les mâchoires qui distinguent les mammifères des reptiles, ne se produit pas en une ou quelques générations mais s’étend en général sur des centaines, des milliers, voire des millions de générations. Bien sûr, certains changements peuvent apparaître très rapidement. Dans une population de microbes, l’intervalle entre chaque génération peut être très court — parfois de seulement vingt minutes. Cela a pour conséquence que ces espèces peuvent subir de nombreux changements évolutifs en un temps très court, ce qui explique la vitesse décourageante à laquelle apparaissent des résistances aux médicaments chez les bactéries et virus responsables de maladies. Et il y a de nombreux exemples connus d’évolutions observables à l’échelle d’une vie humaine. Mais quand nous parlons de changements vraiment importants, nous faisons généralement référence à des changements qui requièrent plusieurs milliers d’années. Cependant, le gradualisme n’a pas pour implication que chaque espèce évolue toujours au même rythme. Tout comme différentes espèces évoluent à des vitesses différentes, le rythme auquel évolue une même espèce peut ralentir ou accélérer en fonction du relâchement ou du durcissement des pressions évolutives qui s’exercent sur elle. Quand la sélection naturelle est intense, ou quand un animal ou une plante colonise un nouvel environnement, le changement évolutif peut être rapide. Une fois qu’une espèce s’est bien adaptée à un environnement stable, l’évolution tend à ralentir.
Les deux principes suivants constituent les deux faces d’une même pièce. C’est un fait remarquable que, même s’il existe de très nombreuses espèces différentes, nous partageons tous — vous, moi, l’éléphant, ou le cactus en pot — certains traits fondamentaux. Parmi ceux-ci se trouvent les réactions biochimiques par lesquelles nous produisons de l’énergie, le code ADN standard à quatre lettres et la façon dont ce code est déchiffré et traduit en protéines. Cela nous indique que l’on peut faire remonter toutes les espèces à un ancêtre commun, un ancêtre qui avait tous ces traits que nous partageons et qui les a transmis à ses descendants. Mais si l’évolution n’impliquait qu’un changement génétique graduel à l’intérieur d’une espèce, alors il n’y aurait aujourd’hui qu’une seule espèce — un seul descendant particulièrement évolué de la toute première espèce. Et pourtant il y en a beaucoup plus : dix millions d’espèces au bas mot qui arpentent en ce moment notre planète et auxquelles il faut ajouter le quart de million d’espèces fossiles que nous connaissons. Le vivant est extrêmement divers. Comment une telle diversité peut-elle naître d’une forme ancestrale unique ? Pour répondre à cette question, nous avons besoin de la troisième idée de l’évolution : la notion de séparation ou, plus précisément, de spéciation.
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