William Easterly Le fardeau de l'homme blanc
Extrait
Traduit de l’anglais par Patrick Hersant et Sylvie Kleiman-Lafon
Notice de copyright
Cet extrait est tiré de: William Easterly, Le fardeau de l’homme blanc: L’échec des politiques occidentales d’aide aux pays pauvres
publié par les éditions markus haller; © 2009 éditions markus haller. Tous droits réservés.
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Instantané
Amaretch
Laissant derrière moi Addis-Abeba, je fais route vers la campagne éthiopienne. Une interminable rangée de femmes et de filles se dirige dans la direction opposée, vers la ville. Elles ont entre 9 et 59 ans. Toutes courbent l’échine sous le poids de leur fagot. La lourde charge les incite à se propulser vers l’avant, presque au trot. On dirait des esclaves que ferait avancer quelque invisible asservisseur. Elles vont chercher leur bois à des kilomètres d’Addis-Abeba, là où se trouvent les forêts d’eucalyptus, avant de retraverser les terres dénudées qui encerclent la ville. Les femmes portent leur fardeau jusqu’au grand marché de la ville, où elles le vendront pour quelques dollars. Elles ne gagneront rien de plus aujourd’hui, car il leur faut une journée entière pour aller chercher du bois et revenir en ville.
J’ai découvert plus tard que BBC News avait diffusé un reportage sur l’une de ces ramasseuses de bois. À l’âge de 10 ans, Amaretch se levait à 3h du matin pour aller collecter des branches et des feuilles d’eucalyptus, avant d’entamer sa longue et pénible marche jusqu’à la ville. Amaretch, dont le nom signifie « jolie », est la cadette d’une famille de quatre enfants. Elle s’exprime ainsi : « Je ne veux pas avoir à transporter du bois toute ma vie. Mais, pour le moment, je n’ai pas le choix car nous sommes très pauvres. Avec mes frères et sœurs, on porte des fagots pour aider nos parents à acheter de quoi manger. J’aimerais mieux pouvoir aller à l’école, et ne pas me soucier de gagner de l’argent. »
Une autre chaîne de télévision occidentale avait envoyé une équipe en Éthiopie. Les membres de cette équipe avaient découvert, pour la première fois, ce que c’est que la pauvreté dans ce pays ; de retour dans leur chambre d’hôtel, ils s’étaient effondrés en larmes. Cette réaction n’est que trop compréhensible. Je dédie ce livre à Amaretch, ainsi qu’aux millions d’enfants qui partagent son sort à travers le monde.
I
ESSAYEURS ET PLANISTES
Accepter le fardeau de l’Homme Blanc,
C’est attendre patiemment,
C’est dissiper la terreur qui menace
Et de l’orgueil arrêter l’étalage ;
C’est, avec des mots simples,
Des mots mille fois éclaircis,
Rechercher le profit de celui-ci
Et veiller au bénéfice de celui-là.
Accepter le fardeau de l’Homme Blanc
Et des dures guerres d’apaisement,
C’est remplir la bouche béante de Famine
Et décréter la fin de toute maladie.
Rudyard Kipling
« Le Fardeau de l’homme blanc », 1899
Gordon Brown, alors ministre des Finances du Royaume-Uni, a su trouver les mots justes pour évoquer l’une des deux tragédies qui frappent les pauvres de la planète. En janvier 2005, dans un discours enflammé, il a rappelé qu’une extrême pauvreté affligeait des milliards d’hommes et que des millions d’enfants étaient emportés par des maladies aisément curables. Il a préconisé le doublement de l’aide internationale, la mise en place d’un plan Marshall pour les pauvres à travers le monde, et la création d’un programme international de financement (PIF) permettant, à partir d’un fonds destiné à l’assistance de demain, d’emprunter des dizaines de milliards pour venir en aide aux pauvres d’aujourd’hui. Il a fait naître l’espoir en montrant combien il peut être facile de faire le bien. Il existe un médicament capable de diviser par deux le nombre de morts causées par la malaria, et la dose ne coûte que 12 cents. Une moustiquaire protégeant un enfant contre la malaria ne coûte que 4 dollars. Prévenir la mort de 5 millions d’enfants sur les dix années à venir ne coûterait que 3 dollars par enfantement. Avec presque rien, on pourrait mettre en place un programme permettant de donner de l’argent liquide aux familles qui scolarisent leur enfant — pour qu’Amaretch et ses semblables puissent s’inscrire dans une école élémentaire.
Gordon Brown n’a pas dit un mot de l’autre tragédie qui frappe les pauvres à travers le monde. Cette tragédie consiste en ceci que l’Occident, au cours du dernier demi-siècle, a dépensé 2, 3 milliards de dollars d’aide au reste de la planète… sans parvenir à fournir aux enfants les médicaments à 12 cents qui auraient divisé par deux le nombre de morts de malaria dans le monde. L’Occident a dépensé 2, 3 milliards de dollars… sans parvenir à fournir 3 dollars à chaque nouvelle mère pour prévenir cinq millions de morts infantiles. L’Occident a dépensé 2, 3 milliards de dollars… mais Amaretch continue à porter des fagots de bois au lieu d’aller à l’école. Qu’une compassion si bienveillante n’ait pas servi à aider les nécessiteux, c’est tout simplement une tragédie.
En une seule journée, le 16 juillet 2005, le marché américain et britannique a fourni à de jeunes lecteurs avides 9 millions d’exemplaires du sixième tome de la série des Harry Potter. Les libraires ont passé toute la journée devant leurs rayonnages, qu’ils garnissaient sans cesse de livres à mesure que les clients s’en emparaient. Amazon et Barnes & Noble ont expédié nombre d’ exemplaires réservés à l’avance vers des milliers de foyers. Nul besoin d’un plan Marshall pour Harry Potter, ni de programme international de financement pour les romans consacrés à de jeunes sorciers. N’est-il pas déchirant de constater que la société mondialisée, qui a élaboré des systèmes efficaces pour procurer leur divertissement aux enfants (et adultes) aisés, ne parvient pas à procurer des médicaments à 12 cents aux enfants pauvres en train de mourir ?
Cette deuxième tragédie constitue l’objet de ce livre. Les visionnaires, les personnalités en vue, les présidents, les ministres des Finances, les administrations et même les armées s’occupent de la première tragédie, et leur compassion comme leur travail acharné méritent notre admiration. Bien plus rares sont ceux qui s’occupent de la deuxième tragédie. Je crains fort de passer pour un Harpagon en préférant m’occuper de cette dernière, alors que tant de gens manifestent leur bonne volonté et leur compassion en aidant les pauvres. Il m’arrive d’avoir face à moi un public d’auditeurs au cœur d’or, qui croient sincèrement que les plans ambitieux de l’Occident pourront aider les pauvres — et j’aimerais partager moi-même leur confiance. J’ai souvent l’impression d’être un pécheur sans foi qui se retrouverait, sans trop savoir comment, dans le conclave des cardinaux chargés de choisir un successeur à Jean-Paul II. Pour peu qu’une majorité de mon public estime que les plans d’aide peuvent se montrer efficaces, mon scepticisme risque d’être accueilli avec autant de chaleur qu’en manifesteraient les cardinaux si je proposais d’élire Madonna au fauteuil de saint Pierre.
Pourtant, à l’instar de bien d’autres qui pensent comme moi, je ne suggère nullement d’interrompre l’aide aux démunis : je voudrais simplement faire en sorte qu’elle leur parvienne. Les pays riches doivent prendre en compte cette deuxième tragédie s’ils veulent mettre un terme à la première. Faute de quoi, la vague d’enthousiasme caritatif que nous connaissons aujourd’hui suivra le même cycle que les précédentes : idéalisme, attentes exacerbées, résultats décevants, cynisme impuissant.
La deuxième tragédie tient à une attitude erronée de l’aide occidentale traditionnelle vis-à-vis de la pauvreté dans le monde. Le présent ouvrage va-t-il donc, après tant d’années, offrir à ses lecteurs le plan idéal, celui qui saura réformer l’aide humanitaire, enrichir les miséreux, nourrir les affamés, sauver les mourants ? Ne serait-il pas merveilleux que je propose un plan de ce type, alors que tant d’autres, bien plus intelligents que moi, n’ont cessé d’essayer… et d’échouer ?
Pas d’inquiétude : l’auteur de ces pages n’est nullement en proie à la folie des grandeurs. L’excitation même que suscite la certitude de détenir le plan idéal est un symptôme de l’approche erronée que manifestent, aujourd’hui comme hier, tant de politiciens pourtant soucieux d’aider les pays pauvres. Le plan idéal, c’est de n’avoir aucun plan.
Échec des planistes, succès des essayeurs
Nous appellerons « planistes » les défenseurs de l’approche traditionnelle, et « essayeurs » ceux qui ont choisi l’autre type d’approche. Si l’on veut répondre en quelques mots à la question de savoir pourquoi les enfants mourants ne reçoivent pas les médicaments à 12 cents alors que les enfants riches et en bonne santé reçoivent Harry Potter, disons que les médicaments à 12 cents sont fournis par des planistes alors que Harry Potter est fourni par des essayeurs.
Il ne s’agit pas de suggérer qu’il faudrait, en toutes circonstances, s’en remettre au libre marché qui produit et distribue Harry Potter. Les pauvres de la planète n’ont pas assez d’argent pour inciter les essayeurs du marché à satisfaire leurs humbles besoins. Mais la mentalité des essayeurs de marchés peut, en revanche, servir de modèle à une approche constructive de l’aide internationale.
Dans ce domaine, les planistes déclarent leurs bonnes intentions mais n’incitent personne à les réaliser ; les essayeurs découvrent des solutions qui marchent, et obtiennent quelques gratifications. Les planistes font naître des espoirs qu’ils ne se sentent pas tenus de combler ; les essayeurs se considèrent comme responsables de leurs actions. Les planistes déterminent l’offre ; les essayeurs examinent la demande. Les planistes appliquent des schémas mondialisés ; les essayeurs s’adaptent aux conditions locales. Les planistes en chef ignorent tout de la base ; les essayeurs connaissent la réalité du terrain. Les planistes ne savent jamais si le bénéficiaire de leur plan a obtenu satisfaction ; les essayeurs cherchent toujours à savoir si le client est satisfait. Gordon Brown sera-t-il tenu pour responsable si la nouvelle vague d’assistance, une fois encore, s’avère incapable de fournir aux enfants atteints de malaria leurs médicaments à 12 cents ?
Un planiste pense qu’il possède déjà toutes les réponses ; pour lui, la pauvreté se résume à un problème d’ingénierie technique que ses réponses sont à même de résoudre. Un essayeur admet qu’il ne connaît aucune réponse à l’avance ; pour lui, la pauvreté est un nœud complexe de facteurs politiques, sociaux, historiques, institutionnels et technologiques. Un essayeur espère trouver des réponses à des problèmes particuliers en faisant des expériences, quitte à se tromper parfois. Un planiste estime que, même s’il vient de l’extérieur, il en sait assez pour imposer ses solutions ; un essayeur estime que seuls les gens concernés en savent assez pour trouver des solutions, et que la plupart des solutions s’élaborent sur place.
Jeffrey Sachs, professeur à l’université de Columbia et directeur du projet « Objectifs du millénaire » aux Nations unies, est un homme éloquent et plein de compassion. Je ne l’écoute jamais sans ressentir une vive émotion. Les solutions qu’il propose, hélas, me semblent moins convaincantes. Sachs a mis au point un plan ambitieux pour éliminer la pauvreté dans le monde au moyen d’innombrables projets — planter des légumineuses fixant l’azote pour fertiliser les sols, multiplier les traitements aux antirétroviraux pour combattre le SIDA, programmer des téléphones mobiles pour fournir aux spécialistes de la santé des données en temps réel, recueillir l’eau de pluie, construire des stations de chargement de batteries, fournir des médicaments à 12 cents aux enfants atteints de malaria… en tout, 449 interventions sont prévues. Sachs a joué un rôle essentiel en appelant l’Occident à s’investir davantage, mais la mise en application de son projet est moins constructive. Selon Sachs et ses collègues du projet Objectifs du millénaire, il convient d’en confier l’exécution au secrétaire général des Nations unies, lequel serait donc chargé de coordonner l’action de plusieurs milliers de gens : personnels de six agences de l’ONU, personnels de chaque branche nationale de l’ONU, Banque mondiale, Fonds monétaire international, sans compter une vingtaine d’ONG des pays riches. Ce plan est le dernier en date dans longue série de plans occidentaux destinés à éradiquer la pauvreté.
Mais revenons aux médicaments à 12 cents la dose. Les planistes ne risquent-ils pas d’être débordés s’ils doivent s’occuper en même temps des 448 autres interventions ? En effet, ils ne bénéficient pas de relais locaux leur permettant de savoir, par exemple, combien d’enfants ont la malaria dans tel ou tel village, et combien de doses de médicaments sont nécessaires dans chacune des innombrables cliniques de brousse ; ils ne disposent pas d’agents assez motivés pour convoyer ces médicaments ; les aides-soignants locaux sont à peine payés et guère plus motivés ; de nombreuses organisations d’aide interviennent, chacune à sa manière, sur le système de santé et sur la malaria ; personne ne sait à qui ou à quoi s’en prendre si les cliniques locales, sans qu’on sache pourquoi, se retrouvent en rupture de stock et ne peuvent fournir aux enfants mourants leur dose à 12 cents ; enfin, les parents de ces enfants n’ont aucun moyen de faire savoir aux planistes s’ils ont reçu ou non les médicaments.
Les essayeurs ont de meilleures raisons d’agir — et de meilleurs résultats. Quand un fort désir de payer pour une chose coïncide avec la possibilité d’obtenir celle-ci à moindre coût, alors les essayeurs vont trouver le moyen de la fournir au client.
Le marché a récompensé les libraires, les grossistes et les éditeurs qui ont livré Harry Potter à tous ceux qui en attendaient fiévreusement le dernier épisode, le 16 juillet 2005. Ces libraires, ces grossistes et ces éditeurs ont donc tout intérêt à avoir de nombreux exemplaires de Harry Potter en réserve. Des milliers d’auteurs de livres pour enfants s’efforcent de créer des histoires et des personnages attachants qui séduiront les lecteurs et rapporteront de l’argent. Quand J. K. Rowling, mère célibataire au chômage, a imaginé l’histoire d’un sorcier adolescent qui triomphe dans sa lutte contre le mal, cette Écossaise est devenue l’une des femmes les plus riches du monde.
S’ils se concentraient sur telle tâche particulière au lieu de s’en tenir au plan, les essayeurs pourraient fort bien accomplir cette mission — fournir des médicaments à des enfants qui meurent, par exemple. Ils pourraient en estimer la rentabilité pour les pauvres, et rendre des comptes en cas d’échec de leur mission. Nous verrons que les essayeurs ont déjà obtenu des bénéfices tangibles dans certains domaines, mais qu’ils n’ont guère l’occasion d’agir dans celui de la pauvreté dans le monde, véritable chasse gardée des planistes.
Les planistes ont pour eux un avantage rhétorique : ils promettent l’éradication de la pauvreté. La seule chose qu’on puisse leur reprocher, c’est d’avoir créé la deuxième tragédie des pauvres de la planète. Or, les pauvres ne meurent pas seulement de notre indifférence à leur sort : ils meurent aussi de notre incapacité à mettre en place des moyens efficaces de leur apporter notre aide. Pour sortir de ce cycle tragique, il faut se montrer impitoyable avec les planistes et leurs belles idées, même si nous rendons hommage à leur bonne volonté.
À problème d’envergure, plan d’envergure
Près de 3 milliards de personnes vivent avec moins de 2 dollars par jour — chiffre ajusté au pouvoir d’achat. Il y a aujourd’hui 840 millions de personnes dans le monde qui n’ont pas assez à manger. Chaque année, 10 millions d’enfants meurent de maladies aisément curables. Le SIDA tue 3 millions de personnes par an, et continue de se développer. Un milliard de personnes dans le monde n’ont pas accès à l’eau potable ; deux milliards vivent dans des conditions d’hygiène insuffisantes. On dénombre un milliard d’adultes illettrés. Près d’un quart des enfants des pays pauvres quittent l’école avant la fin de l’enseignement primaire. C’est ainsi qu’Amaretch porte des fagots de bois au lieu de s’instruire et de jouer dans une cour de récréation.
Une telle pauvreté ne manque pas d’émouvoir de nombreux Occidentaux. Les mesures prises en Occident se déclinent sous diverses formes en plus de l’aide au développement : conseils techniques, prêts du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale, diffusion des acquis du capitalisme et de la démocratie, interventions scientifiques visant à soigner les maladies, construction de nations, néo-impérialisme et interventions militaires. Dans ce cadre-là, droite et gauche agissent de concert.
Qu’est-ce donc que « l’Occident » ? C’est l’ensemble des gouvernements des pays riches d’Amérique du Nord et d’Europe de l’Ouest qui contrôlent, en grande partie, les grandes agences internationales et les plans visant à transformer les nations pauvres. Dans un deuxième temps, le concept d’Occident a fini par englober aussi des nations non occidentales (le Japon) et des cadres dispersés partout dans le monde.
La tragédie des déshérités inspire des rêves de changement. James Wolfensohn, président de la Banque mondiale, a fait inscrire
dans le hall de la direction générale les mots « Nous rêvons d’un monde sans pauvreté ». Ce rêve lui a inspiré de belles lignes :
Agir dès aujourd’hui avec réalisme,
savoir anticiper, faire preuve de courage,
penser à l’échelle du monde et
distribuer nos ressources en conséquence
c’est offrir à nos enfants, peut-être,
un monde plus apaisé et plus équitable.
Un monde où l’on souffre un peu moins.
Un monde où partout les enfants
sauront ce qu’est l’espérance.
Cela, c’est plus qu’un rêve :
c’est une responsabilité.
À New York, capitale du monde, les Nations unies aussi ont fait un rêve à l’aube du nouveau millénaire. Elles ont fait en sorte que « la plus importante réunion de chefs d’État et de gouvernement jamais convoquée » s’engage à « éradiquer la pauvreté, défendre la dignité humaine et l’égalité, et parvenir à la paix, à la démocratie et à assurer la durabilité des ressources environnementales ».
De hauts responsables politiques du monde entier ont officiellement souscrit aux « Objectifs du Millénaire pour le développement » (OMD). Voici les huit OMD que les États membres se sont engagés à atteindre d’ici à 2015 : (1) réduire l’extrême pauvreté et la faim dans le monde ; (2) assurer l’éducation primaire pour tous ; (3) promouvoir l’égalité des sexes et l’autonomisation des femmes ; (4) réduire la mortalité infantile ; (5) améliorer la santé maternelle ; (6) combattre le VIH/sida, le paludisme et d’autres maladies ; (7) préserver l’environnement ; (8) mettre en place un partenariat mondial pour le développement. À l’évidence, ce sont là de louables projets.
En janvier 2005, à Davos, Tony Blair a réclamé « une aide massive, très massive » pour que soient réalisés en Afrique les Objectifs du millénaire pour le développement — en d’autres termes, il a prôné une nette augmentation de l’aide internationale. Le Premier ministre britannique a aussitôt commandé un « rapport sur l’Afrique », lequel a livré ses conclusions en mars 2005 — et appelé de ses voeux une « aide massive ».
Gordon Brown et Tony Blair ont fait de l’éradication de la pauvreté en Afrique la cause prioritaire des travaux du G8 en Écosse, en juillet 2005. Bob Geldof a réuni des groupes célèbres à l’occasion de concerts baptisés « Live 8 », le 2 juillet 2005, pour inciter les leaders du G8 à « en finir avec la pauvreté » sur le continent africain. Des vétérans du concert « Live Aid » de 1985, comme Elton John et Madonna, se sont produits aux côtés de groupes de la jeune génération, comme Coldplay. Pour défendre cette cause, des centaines de milliers de gens ont participé à la manifestation organisée en Écosse à l’occasion du G8. Les organisateurs de « Live 8 » ont su se montrer très émouvants dans leurs appels à la solidarité et dans leur manière de mettre cette tragédie en lumière, et l’on ne peut que se réjouir de voir des stars internationales offrir un peu de leur temps à la cause des démunis et des désespérés.
Mais si l’on veut aider les pauvres aujourd’hui, il faut tirer les leçons des expériences d’hier. L’Occident, hélas, ne s’est guère illustré dans le passé par l’efficacité de ses beaux projets. Au cours d’un sommet de l’ONU en 1990, par exemple, la communauté internationale s’est fixé pour but la scolarisation primaire universelle pour l’an 2000 — ce même projet est aujourd’hui repoussé à 2015... Lors d’un sommet précédent, en 1977, l’Occident s’était engagé à établir avant 1990 un accès universel à l’eau potable et à l’hygiène — ce projet est aujourd’hui également repoussé à 2015 au mieux… Et personne n’a été tenu pour responsable de ces divers échecs.
En juillet 2005, le G8 a accepté de doubler le montant de l’aide à l’Afrique — qui passait ainsi de 25 à 50 milliards de dollars par an —, et d’effacer la dette contractée par l’Afrique lors de précédentes « aides massives ».
L’enthousiasme actuel pour les plans « définitifs » n’a fait que croître avec la « guerre contre le terrorisme ». Après avoir vaincu l’armée de Saddam Hussein, le président George W. Bush, au cours d’une cérémonie de fin d’année de la Coast Guard Academy, s’est félicité en ces termes : « Ces objectifs — gagner du terrain sur la maladie, la faim et la pauvreté […] sont la raison d’être de l’influence américaine. […] Le président Wilson a déclaré un jour : “L’Amérique possède une énergie spirituelle, inégalée par les autres nations, qui la voue à la libération de l’humanité.” En ce siècle nouveau, nous devons mettre cette énergie au service des populations de la terre. » Les interventions militaires récentes sont les mêmes qu’au temps de la Guerre froide, et les fantasmes néo-impérialistes sont les mêmes que les fantasmes coloniaux du passé. Intervention et occupation militaires trahissent le mode de fonctionnement caractéristique du planiste, qui consiste à appliquer une réponse extérieure et simpliste à un problème intérieur et complexe.
De même, l’aide massive financée par des programmes d’aide repose sur la vieille idée qui a inspiré l’aide internationale dans les années 1950 et 1960, à l’époque où la planification centrale et le concept d’« aide massive » faisaient l’unanimité. Cet héritage a influencé la conception « planificatrice » du développement économique qui est encore à l’honneur à la Banque mondiale, dans les banques régionales de développement, dans les agences d’aide nationales comme l’Agence américaine pour le développement international (USAID), et dans les diverses agences des Nations unies. Dans un premier temps, ces agences ont prôné la planification des économies des pays pauvres. Puis elles ont estimé qu’il valait mieux doter ces pays d’une économie de marché, tout en continuant à se comporter comme avant, c’est-à-dire à imposer une planification. Aujourd’hui encore, l’ONU, la Banque mondiale et le FMI soutiennent une sorte de plan national qu’elles ont baptisé Stratégie de réduction de la pauvreté.
Jeffrey Sachs a publié en 2005 un livre passionnant intitulé La Fin de la pauvreté. Les miséreux de la planète, explique-t-il, sont pris dans un « piège de pauvreté » où la maladie, l’absence d’éducation et le manque d’infrastructures se renforcent en une sorte de cercle vicieux. Heureusement, un plan ambitieux offre une lueur d’espoir : « Sortir du piège à pauvreté sera bien plus facile qu’il n’y paraît. »
Seulement, si les riches souhaitent aider les pauvres, il leur faudra admettre une pénible réalité : puisqu’il est si facile de sortir du piège à pauvreté, pourquoi les planistes ne l’ont-ils pas fait depuis longtemps ?