Ellen Winner, L'art en questions – Une approche psychologique

Extrait

Chapitre 1 : Les grandes questions


Une peinture n’est pas l’image d’une expérience.
Elle est une expérience.
Mark Rothko

À la prison de LaGrange, dans le Kentucky, des prisonniers incarcérés pour crimes violents ont donné, après une année entière de répétitions, une représentation de La Tempête de Shakespeare. Les billets de trois concerts de Lady Gaga au Madison Square Garden, à New York, ont tous été vendus en moins d’une heure à des fans en adoration. En 1841, dit-on, des foules impatientes ont envahi les docks de Manhattan à l’arrivée du bateau qui transportait le dernier épisode d’un feuilleton de Charles Dickens, Le Magasin d’antiquités, pour découvrir sans attendre le sort réservé par l’auteur à son héroïne, la petite Nell. Aux États-Unis comme dans bien d’autres pays, des parents veillent à ce que leurs enfants sachent jouer d’un instrument, et surveillent de près leurs progrès musicaux. Avant d’atteindre ses 2 ans, ma petite-fille Olivia avait déjà réalisé plus de cent peintures dans la veine de l’« expressionnisme abstrait ». En 2017, une toile de Jean-Michel Basquiat a été vendue aux enchères, chez Sotheby’s, pour plus de 110 millions de dollars.

Ces comportements étranges sont aussi vieux que l’humanité. L’art existait au temps d’Homo sapiens, bien avant l’avènement de la science. Les archéologues ont découvert de l’argile rouge décorée d’incisions vieilles de 99 000 ans, des instruments de musique datant de plus de 35 000 ans et, sur les murs de la grotte Chauvet, de remarquables peintures figuratives vieilles de 30 000 ans. Il n’a jamais existé de culture qui n’ait pratiqué au moins une forme d’art, même si toutes les cultures ne disposent pas d’un terme pour désigner ce phénomène. L’anthropologue Claude Lévi-Strauss plaçait l’art au-dessus de la science, et considérait l’œuvre du peintre, du poète ou du musicien, tout comme « les mythes et les symboles du sauvage, […] sinon comme une forme supérieure de connaissance, au moins comme la plus fondamentale, la seule véritablement commune, et dont la pensée scientifique constitue seulement la pointe acérée. »

Dans les sociétés modernes et cultivées, on ne cesse de s’interroger sur « l’art » et « les arts ». Qu’est-ce qui relève de l’art ? Les peintures réalisées par Olivia à 2 ans sont-elles de l’art ? Si je dis que Harry Potter est supérieur à Guerre et Paix, n’est-ce là qu’une opinion subjective ou peut-on me prouver que j’ai tort ? Le premier enfant venu pourrait-il créer les toiles d’aspect primitif de Jean-Michel Basquiat qui se vendent pour des millions de dollars ? Si une toile célébrée par tous se révèle être un faux, est-elle moins admirable pour autant ? La tristesse que nous éprouvons en apprenant la mort de la petite Nell, dans le roman de Dickens, est-elle de même nature que celle qui nous étreint à la mort d’un proche ? La lecture de ce roman nous rend-elle meilleurs et plus capables d’empathie ? En faisant donner des cours de musique à nos enfants, les rendons-nous plus intelligents ? Le talent musical de Lady Gaga est-il un don inné, ou le fruit de centaines d’heures de pratique ?

Nombre de ces questions, et d’autres du même ordre, ont d’abord été formulées (et examinées) par des philosophes. On peut toutefois se les poser sans avoir jamais lu le moindre ouvrage de philosophie : consciemment ou non, nous abordons tous dans nos conversations des questions qui touchent à la philosophie. Les psychologues spécialisés dans le domaine de l’art les prennent souvent pour point de départ, et s’efforcent d’y répondre, non d’un point de vue philosophique, mais en utilisant les outils des sciences sociales — entretiens, expérimentation, recueil de données, analyse statistique. Ce que les psychologues cherchent à comprendre, c’est la manière dont nous sommes affectés par l’art, c’est-à-dire notre expérience de l’art. Comme le souligne Mark Rothko dans la déclaration qui ouvre ce chapitre, l’art n’est pas le compte rendu d’une expérience, il est une expérience. Cette réflexion profonde vaut pour tous les arts.

Dans les pages qui suivent, je vous ferai découvrir le laboratoire des psychologues, de plus en plus nombreux, qui conduisent des études en « esthétique expérimentale », et notamment mon propre laboratoire au Boston College (l’Arts and Mind Lab), où je travaille depuis plus de trente ans avec des étudiants de master, des directeurs de laboratoire et de nombreux étudiants de licence de psychologie désireux de savoir comment travaillent les psychologues. Je commencerai par poser, dès le chapitre suivant, une question âprement débattue : Qu’est-ce au juste que cette chose que l’on nomme « art », qui existe depuis l’aube de l’humanité, qu’aucun autre animal ne pratique, et qui caractérise toutes les cultures sans exception ? Les objets que nous qualifions d’« artistiques » ont-ils en commun des traits distinctifs nécessaires, ou suffisants, permettant de les distinguer d’objets qui ne relèvent pas de l’art à nos yeux ? Au fil des siècles, des philosophes ont tenté (en vain) de définir l’art. Les psychologues (sans doute avec raison) préfèrent poser une question légèrement différente : non pas « qu’est-ce ? » mais plutôt « quel sens lui donne-t-on ? » Et cette question-là est empirique.

Il n’existe pas de réponse simple aux questions soulevées dans ce livre. Je me propose de présenter, aussi clairement que possible, des observations et des études expérimentales conçues par les psychologues pour tenter d’y répondre. Ce travail ne fait que commencer, mais il a donné lieu à quelques réponses préliminaires — dont certaines risquent de vous surprendre.

Télécharger le PDF