Paul Seabright, La société des inconnus POCHE
Extrait
INTRODUCTION
Confiance et panique
Confiance sociale et crises financières
Les sociétés modernes sont fragiles. Il existe des moments rares mais dangereux où une bourrasque inattendue peut emporter des immeubles en apparence solides. De tels effondrements ne sont pas moins dangereux lorsqu’ils impliquent les structures immatérielles de notre vie sociale : ces institutions qui font que la confiance se substitue à la suspicion mutuelle. L’effondrement peut avoir des causes extérieures, comme en temps de guerre ; ou bien il peut être déclenché, plus mystérieusement, de l’intérieur – par le fait de quelque évolution souterraine des relations mutuelles, jetant soudain un doute sur la confiance qui jusque-là allait de soi. Qu’il en résulte des éclats de violence physique ou l’effondrement d’une économie fondée sur l’échange et la réciprocité, la compréhension de ces développements sous-jacents et de leurs soudaines manifestations constitue l’un des grands défis pour comprendre le monde dans lequel nous vivons.
La crise financière qui a débuté en 2007 est précisément une de ces manifestations. Ce fut un choc violent, non seulement pour les décideurs qui se félicitaient alors d’une longue période de croissance économique stable sur la majeure partie de la planète, mais aussi pour beaucoup de salariés, d’épargnants et d’investisseurs qui avaient tout simplement cessé de s’inquiéter pour leur avenir. En l’espace de quelques mois, le monde assista à la première ruée bancaire en Angleterre depuis le XIXe siècle, à la première baisse soutenue des prix de l’immobilier américain depuis vingt ans (c’est-à-dire depuis l’existence d’indices systématiques), à une chute de plus de moitié de la valeur des actions échangées dans les bourses mondiales et au gel du marché des crédits interbancaires. En moins de deux ans, les pertes sur les prêts américains ont atteint, selon le FMI, une moyenne de 9 000 dollars pour chaque homme, femme et enfant vivant aux États-Unis et la baisse de la production des principaux pays industrialisés est la plus forte depuis la crise de 1929. Quel genre de panique est-ce là ? Quelles en ont été les causes sous-jacentes et qu’est-ce qui a déclenché son éruption au grand jour ?
Ce livre traite de la confiance qui sous-tend notre vie en société, en particulier ce qui fait que nous pouvons confier à de parfaits inconnus nos emplois, notre épargne et même nos vies. Il s’agit aussi d’examiner ce qu’entraîne la rupture de cette confiance, comme cela s’est produit récemment dans le monde bancaire et comme cela s’est produit à de nombreuses reprises au cours de l’histoire, parfois avec des conséquences dramatiques. Les phénomènes de panique sociale fascinent depuis longtemps historiens et sociologues, qui les trouvent d’autant plus fascinants que leurs causes sont mystérieuses. Qu’est-ce qui put conduire, entre le XVe et le XVIIe siècle, les sociétés européennes à considérer que des centaines de milliers de personnes, pour l’essentiel de vieilles femmes excentriques, jouissaient de dangereux pouvoirs de sorcellerie et méritaient d’être torturées et exécutées ? L’« irrationalité » n’est pas une réponse : si un Newton ou un Locke pouvaient croire à la sorcellerie, c’est bien la preuve qu’intelligence et esprit scientifique ne suffisaient pas pour échapper à la panique. Qu’est-ce qui put décider le gouvernement brésilien à assassiner, en 1897, sous la pression des journaux et de l’opinion publique, plusieurs milliers de disciples qui s’étaient retirés avec leur gourou Antonio Conseilheiro au milieu de nulle part, à Canudos, précisément pour se tenir à l’écart du monde ? Pourquoi des milliers de membres du peuple Xhosa suivirent-ils, en 1856, la prophétie d’une adolescente nommée Nongqawuse et tuèrent-ils des centaines de milliers de têtes de bétail, provoquant ainsi une famine qui causa la mort des quasi trois quarts de la population ? Et (pour prendre un exemple moins violent qui n’en a pas moins intrigué les sociologues) pourquoi la population d’Orléans s’est-elle persuadée, en mai 1969, que les propriétaires de six magasins de prêt-à-porter du centre ville orchestraient une vaste opération visant à kidnapper des jeunes femmes au profit d’un réseau de prostitution ? Dans toutes les sociétés que nous connaissons, anciennes et présentes, il existe des individus enclins à des délires paranoïaques, mais la plupart des sociétés modernes réussissent à les maintenir en marge, eux ou du moins leurs fantasmagories. Comment se fait-il que, parfois, ils quittent ces marges pour rejoindre le courant principal ?
La crise financière de 2007 n’a pour le moment pas débouché sur une violence à grande échelle, mais le fait que la crise de 1929 ait pu jouer quelque rôle dans le déclenchement de la Seconde Guerre Mondiale devrait nous inciter à ne pas nous réjouir trop vite. Cette crise ne constitue pas une panique comme les autres. Les habitants de Canudos auraient très bien pu continuer à vivre en paix, plus ou moins pour toujours, si leurs concitoyens l’avaient accepté. Rien n’obligeait l’Europe du début de la période moderne à laisser libre cours, jusqu’à la barbarie, à la suspicion que suscitait l’excentricité de certains et certaines parmi eux. Si les rumeurs de réseaux organisant l’enlèvement de femmes sont courantes dans l’histoire, il n’y avait aucune raison spécifique justifiant que les citoyens d’Orléans fussent en proie à ce type de crainte en 1969. Cependant, la crise de 2007 n’est pas sortie de nulle part pour apparaître au beau milieu d’un ciel sans nuages. Elle a mis un certain temps à se développer, à la suite d’un boom qui ne pouvait durer : l’effondrement de la confiance au cours de la crise ne peut être compris qu’à la lueur de l’architecture bancale suivant laquelle avait été bâtie cette confiance. Il est donc crucial de comprendre les raisons pour lesquelles le boom n’était pas soutenable si l’on veut comprendre la panique subséquente et si l’on veut être capable d’établir sur une architecture durable la confiance sociale.
La crise financière constitue donc à la fois un exemple et un test grandeur nature de la thèse défendue dans ce livre. Les institutions qui régissent notre vie en société sous-tendent la confiance que nous accordons à des inconnus. S’il peut arriver que cette confiance soit déplacée, c’est parce que ces institutions jouent un rôle si extraordinaire que nous avons pour ainsi dire oublié quel miracle cela représente de se fier à des inconnus. Pour le dire simplement : se fier à un inconnu est une chose des moins naturelles. Tout comme une langue étrangère que nous avons appris à parler avec tant d’assurance que nous sommes d’autant plus énervés par les erreurs que nous commettons encore inévitablement et par les malentendus parfois spectaculaires qui s’ensuivent. Pour comprendre pourquoi ceci nous est si peu naturel et pourquoi nous avons malgré tout appris à faire confiance à des étrangers aussi facilement et aussi couramment, il nous faut plonger loin en arrière dans l’histoire de notre évolution.
La grande expérience
Notre vie quotidienne est bien plus étrange que nous l’imaginons, et repose sur des fondations fragiles ; tel est le surprenant message de l’histoire de l’évolution humaine. Nos vies industrialisées, connectées et trépidantes ne sont pas l’aboutissement inévitable et graduel d’un développement de l’humanité étalé sur plusieurs millions d’années. Nous les devons en réalité à une expérience extraordinaire, lancée il y a à peine dix mille ans. Une expérience qui devait changer à jamais la nature de la vie sur notre planète, mais que personne n'aurait pu prédire à partir de la seule observation du cours antérieur de notre évolution. Car, à cette époque, après la fin de la dernière ère glaciaire, une des espèces-voyous les plus agressives et les plus rusées de tout le règne animal commença à se sédentariser. Il s'agissait d'un des grands singes – un proche cousin des chimpanzés et des bonobos, survivant chanceux des vagues d'extinction qui avaient emporté plusieurs autres branches prometteuses de la famille des chimpanzés. À l’instar des chimpanzés, il était violent, mobile et très méfiant à l’égard des étrangers. Il chassait et combattait généralement en groupes composés essentiellement de parents proches. C’est alors qu’au lieu de continuer à vagabonder en quête de nourriture, il commença à domestiquer du bétail et à cultiver la terre, la nécessité de stocker le produit de ses récoltes limitant dès lors sa mobilité et attirant l’attention de ces mêmes étrangers qu’il avait, jusqu’ici, fuis ou combattus. En l’espace de quelques centaines de générations – c’est-à-dire quasiment sans reprendre son souffle, à l’échelle des temps de l’évolution – ce grand singe constitua des sociétés d’une surprenante complexité : non seulement des villages, mais aussi des villes, des armées, des empires, des entreprises, des états-nations, des mouvements politiques, des organisations humanitaires et même des communautés sur internet. Ce grand singe, qui avait été autrefois timide et violent et avait toujours cherché, au fil de son évolution, à éviter les étrangers, aujourd’hui vivait, travaillait et se déplaçait parmi des millions de parfaits inconnus.
Homo sapiens sapiens est le seul animal à pratiquer un partage des tâches sophistiqué – la division du travail, dit-on parfois – entre des membres d’une même espèce sans lien génétique. Il s’agit d’un phénomène aussi remarquable et aussi spécifiquement humain que le langage. La majorité des êtres humains satisfont aujourd’hui une grande partie de leurs besoins quotidiens grâce aux actions d’autres personnes auxquelles ils ne sont liés ni par le sang, ni par le mariage. Même les membres de sociétés rurales relativement pauvres dépendent substantiellement de non-parents pour se nourrir, s’habiller, se soigner, se protéger et s’abriter. Dans les villes, la plupart de ces non-parents essentiels à notre survie sont de parfaits inconnus. Il n’existe pas dans la nature d’autre exemple de dépendance aussi complexe entre étrangers. La division du travail existe certes chez d’autres espèces, par exemple chez les insectes vivant en société, mais elle s’organise généralement entre parents – les ouvrières d’une ruche ou d’une fourmilière sont sœurs. Certains cas de coopération apparente entre des fourmilières fondées par des reines sans lien génétique ont été rapportés, mais l’explication de ce phénomène demeure l’objet de controverses. Ce qui n’est pas le cas de l’aisance relative avec laquelle l’évolution de la coopération entre parents peut être expliquée : ce mécanisme est connu sous le nom de sélection de parentèle. Cette théorie a pu montrer qu’une coopération sous la forme d’une répartition des tâches entre de proches parents génétiques a toute chance d’être favorisée par la sélection naturelle, puisque ces proches parents partagent une grande proportion de gènes, y compris des gènes mutés, bons ou mauvais. Mais qu’une division du travail systématique puisse apparaître entre des individus non liés génétiquement est en effet bien plus surprenant, puisque les individus ayant une disposition génétique à la coopération en aideraient d’autres n’ayant pas cette disposition et n’offrant rien en retour. Et il est évident que, hors l’espèce humaine, aucune espèce n’a développé de système de coopération passant par une division du travail sophistiquée entre individus étrangers.
Certaines espèces, il est vrai, pratiquent un certain degré de coopération entre individus étrangers sur des tâches spécifiques. Ceci a par exemple été observé chez les épinoches, les chauve-souris et les lions – bien qu’au sein de groupes très restreints. Mais ces exemples rudimentaires sont à la division sophistiquée du travail chez l’homme ce que les cris des chimpanzés sont aux langages humains hautement structurés. La nature regorge également d’exemples d’interdépendance entre espèces différentes – par exemple entre requins et poissons nettoyeurs (c’est ce que l’on appelle la symbiose). Mais les membres d’une même espèce occupent le même environnement, consomment la même nourriture et – surtout – poursuivent les mêmes objectifs sexuels ; ils sont rivaux en toutes ces matières bien plus vivement que des membres d’espèces différentes. Nulle part dans la nature des individus étrangers d’une même espèce – génétiquement rivaux et incités par l’instinct et l’histoire à se combattre – ne coopèrent sur des projets aussi complexes et exigeant un aussi haut degré de confiance mutuelle que les êtres humains.
La biologie ne peut fournir seule la solution de cette énigme : dix mille ans sont trop peu de temps pour que l’équipement génétique de Homo sapiens sapiens ait pu s’adapter pleinement à son nouvel environnement social. S’il était de quelque manière possible de rassembler tous vos ancêtres du même sexe – votre père, le père de votre père et ainsi de suite si vous êtes un homme, votre mère, la mère de votre mère et ainsi de suite si vous êtes une femme, un représentant de chaque génération en remontant jusqu’à l’aube de l’agriculture – vous et tous ces aïeux pourriez tenir facilement dans un amphithéâtre de taille moyenne. Seulement la moitié d’entre vous auriez connu la roue et environ 1 pour cent l’automobile. Mais vous seriez bien plus proches – génétiquement, physiquement et instinctivement – que n’importe quel groupe d’hommes ou de femmes modernes réunis là au hasard. Il est vrai qu’un certain nombre de gènes importants sont maintenant très répandus dans les populations humaines du fait d’une pression sélective inhabituellement forte au cours des dix derniers millénaires : cela inclut par exemple les gènes codant pour la résistance à la malaria dans les régions où cette maladie est endémique, ceux codant pour une peau et des cheveux clairs en Europe nord-occidentale où le soleil est rare, et ceux codant pour la tolérance au lactose – capacité à digérer le lait – chez les adultes dans les contrées où bovins et ovins ont été domestiqués le plus tôt. Il est même probable que la vitesse de l’évolution génétique chez l’homme ait été substantiellement plus rapide au cours des dix mille dernières années qu’auparavant, ne serait-ce qu’à cause des défis posés par les formidables modifications de notre environnement au cours de cette période. Nos corps eux aussi ont été profondément marqués par l’amélioration de l’alimentation, entre autres évolutions de notre environnement au fil des siècles. Et pourtant, exception faite de quelques caractères tels que la taille et peut-être la couleur de la peau, les différences biologiques vous séparant de votre ancêtre le plus éloigné seraient difficiles à distinguer de variations aléatoires à l’intérieur du groupe. Ceci signifie par exemple que si vous êtes en train de lire dans un train ou un avion, votre ancêtre du néolithique vous ressemblait probablement plus, biologiquement parlant, que l’inconnu assis à côté de vous en ce moment.
La biologie de l’évolution n’en a pas moins quelque chose à nous apprendre. Car la division du travail entre les êtres humains a dû se fonder sur une physiologie et une psychologie développées pour répondre à un ensemble de problématiques écologiques bien différentes, à savoir celles rencontrées par des chasseurs-cueilleurs, essentiellement dans la savane africaine, au cours des six ou sept millions d’année qui nous séparent de notre dernier ancêtre commun avec les chimpanzés et les bonobos. À un certain moment au cours des deux cent mille dernières années – soit moins d’un trentième de la période totale – une série de changements, minuscules aux yeux des généticiens mais considérables en termes de potentiel culturel, sont intervenus, qui ont rendu les humains capables d’une pensée et d’une communication abstraites et symboliques. Connaître le moment exact auquel ces changements ont eu lieu nécessiterait de résoudre d’épineux problèmes de datation, mais le fait que tous les êtres humains partagent ces capacités laisse à penser que les modifications génétiques qui les ont rendu possibles sont probablement intervenues il y a au moins 140 000 ans. Les nouvelles capacités culturelles qui en découlèrent sont visibles dans l’art pariétal et les divers artéfacts symboliques laissés par des communautés de chasseurs-cueilleurs anatomiquement semblables à l’homme moderne et parfois appelés hommes de Cro-Magnon. Les plus vieux de ces vestiges ont soixante à soixante-dix mille ans – mais la plupart sont bien plus jeunes. Il semble que ces capacités aient rendu possible une évolution vers l’agriculture et la sédentarisation lorsque les conditions climatiques sont devenues plus favorables, à l’issue de la dernière période glaciaire. Bien plus, le fait que l’agriculture ait été inventée au moins sept fois, de manière indépendante et dans différentes parties du monde, laisse à penser que cette évolution était non seulement possible mais même, d’une certaine manière, inévitable. Ces capacités ont également permis aux êtres humains d’élaborer les règles et les codes sociaux qui devaient limiter leurs propres instincts violents et peu fiables pour rendre une vie en société possible sur une échelle plus grande et plus formelle. Elles établirent également les fondements d’une accumulation de connaissances qui allait fournir à l’humanité dans son ensemble une réserve de savoir-faire plus vaste que celle à la portée d’un individu isolé. Mais ce n’est pas à cause de leur importance pour la mise en œuvre de la division moderne du travail que ces capacités culturelles se sont développées au cours de l’évolution. Presque au contraire : la société moderne peut être vue comme une expérience opportuniste, fondée sur une psychologie humaine qui s’était développée avant même que les êtres humains eussent eu à côtoyer systématiquement des inconnus. Un peu comme un voyage au large pour des gens n’ayant jamais eu à s’adapter à un environnement autre que la terre ferme.
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