Lorraine Daston, Contre-nature
Extrait
Extrait de l’ouvrage
Lorraine Daston
Contre-Nature
© 2024 éditions markus haller
1. Le problème :
comment passe-t-on de ce qui « est » à ce qui « devrait être »
Dans son Anthropologie d’un point de vue pragmatique (1798), Emmanuel Kant écrit : « Il est remarquable que nous ne puissions penser aucune forme pertinente d’être raisonnable autre que l’homme. Toute autre représenterait au plus le symbole d’une certaine propriété de l’homme (– par exemple, le serpent comme image de la ruse méchante –) mais non pas l’être raisonnable lui-même. Aussi nous peuplons, dans notre imagination, tous les corps célestes de formes humaines bien qu’il soit vraisemblable que la différence du sol qui les porte et les nourrit, la différence des éléments qui les constituent rendent leurs structures très différentes. » Les nombreuses représentations du serpent à tête humaine qui corrompt Adam et Ève vont implicitement dans le sens de ce que dit Kant : un serpent capable de parler et de raisonner de manière aussi séduisante est à la fois une personne et un reptile. Même si Kant était fermement convaincu de l’existence d’êtres rationnels non-humains et de leur diversité physique, il considérait que cette diversité ne modifiait nullement leur caractère rationnel. Qu’il s’agisse de Martiens rationnels ou d’anges rationnels, la raison reste identique où que ce soit dans l’univers. Je souhaite ici présenter une alternative à cette anthropologie philosophique kantienne : l’espèce à laquelle nous appartenons influe sur notre raison et non uniquement sur notre sensibilité et notre psychologie. La sorte d’anthropologie philosophique que je propose est une enquête sur la raison humaine plutôt que sur une raison universelle tout court.
Ce projet n’a de sens que si on le rattache au véritable problème qui est celui de la généralisation culturelle et historique nécessaire pour aboutir à une anthropologie philosophique plausible (et non à une anthropologie culturelle ou à l’histoire d’une époque et d’un lieu particuliers). La question qui m’intéresse peut se formuler simplement : pourquoi les êtres humains, dans tant de cultures et à tant d’époques différentes, se sont-ils tournés et se tournent-ils encore systématiquement et avec insistance vers la nature pour y puiser les normes du comportement humain ? Il semble superflu de remplacer un ordre par un autre et fort discutable de tirer la légitimité de l’ordre humain de son origine naturelle supposée. Pourtant, que ce soit en Inde et en Grèce anciennes, dans la France médiévale ou dans l’Amérique des Lumières, à l’occasion de la récente controverse sur le mariage homosexuel ou sur les organismes génétiquement modifiés, certains ont fait le lien entre l’ordre moral et l’ordre naturel… ou leurs désordres. La ronde majestueuse des étoiles servait de modèle à la vie bonne des stoïciens. Pour la France révolutionnaire comme pour la jeune Amérique, les droits de l’homme étaient garantis par les lois naturelles. Les avalanches qui ont lieu dans les Alpes suisses et les ouragans qui dévastent les côtes des États-Unis font la une des journaux qui titrent sur « la vengeance de la nature ». Celle-ci est invoquée en tant que force émancipatrice, garante de l’égalité entre les hommes, ou pour justifier l’esclavage, en tant que fondement du racisme. L’autorité de la nature a été récupérée par les réactionnaires comme par les révolutionnaires, par les dévots comme par les laïques. Diverses traditions, parfois très éloignées les unes des autres, font de la nature le modèle de toutes nos valeurs : le Bien, le Vrai, le Beau.
Pendant des siècles, les philosophes ont affirmé qu’aucune valeur ne se trouvait dans la nature. La nature est, tout simplement, et une intervention humaine est nécessaire pour imposer ou projeter la transmutation de ce est en un devrait être. À ce propos, on ne saurait légitimement inférer ce qui devrait être de ce qui est, ou tirer les valeurs de l’ordre moral des faits de l’ordre naturel. Chercher à établir ces liens, c’est se placer d’emblée dans le cadre de ce que l’on a appelé « le paralogisme naturaliste » ou sophisme naturaliste, c’est-à-dire une sorte d’opération de contrebande au cours de laquelle les valeurs culturelles sont transférées à la nature, tandis que l’autorité de la nature est mise en avant pour renforcer ces mêmes valeurs culturelles. Friedrich Engels décrit cette stratégie dans sa critique du darwinisme social, qui n’était selon lui que la réimportation dans la sphère sociale des doctrines malthusiennes que Darwin avait appliquées à la nature. L’exemple d’Engels montre que ce trafic de valeurs a souvent des conséquences politiques, comme lorsque les souverains médiévaux défendaient la subordination de la majeure partie de la population à l’aristocratie et au clergé, en faisant valoir que cette subordination était aussi naturelle que l’est celle des mains et des pieds, qui servent la tête et le cœur du « corps politique ». Ou encore, comme au début du XXe siècle, lorsque les opposants au droit des femmes à accéder à l’enseignement supérieur faisaient valoir que celles-ci avaient naturellement vocation à devenir épouses et mères. La subordination et la domesticité se sont ainsi retrouvées « naturalisées » : des formes d’organisation sociale contingentes (et controversées) ont été confortées par la nécessité et/ou par le caractère désirable de dispositions soi-disant naturelles. C’est avec ces exemples en tête que certains critiques de ce qui passait pour la traduction morale de l’ordre naturel, comme le philosophe britannique du XIXe siècle John Stuart Mill, ont condamné le paralogisme naturaliste en montrant qu’il n’était pas simplement faux d’un point de vue logique, mais moralement pernicieux : « Ou bien il est bon de tuer parce que la nature tue, de torturer parce que la nature torture, de ruiner et de dévaster parce que la nature ruine et dévaste, ou bien nous ne devons pas considérer ce que la nature fait, mais ce qu’il est bon de faire. »
Pourquoi la résonance morale de la nature persiste-t-elle alors avec une telle opiniâtreté ? Les philosophes ont fait couler des litres d’encre pour tenter de séparer ce est de ce devrait être, sans pour autant parvenir à lutter contre la tentation, irrésistible et immuable, de tirer des normes de la nature. Le mot même de « norme » est révélateur de ce mélange entre description et prescription. Il désigne ce qui se produit comme ce qui devrait se produire : « Normalement, les grues migrent avant les premières neiges. » Je ne me fais aucune illusion sur les chances de succès de ceux qui chercheront à disjoindre est et devrait être malgré l’échec de Hume, Kant, Mill et autres beaux esprits. Je veux plutôt comprendre les raisons de leur échec : pourquoi, malgré toutes ces mises en garde parfaitement justifiées, nous acharnons-nous à chercher des valeurs dans la nature ?
Je pense qu’il faut se garder de chercher la réponse à cette question du côté de l’erreur populaire, des vestiges de croyances religieuses ou d’une réflexion rendue paresseuse par l’habitude. Il ne s’agit pas simplement d’une irrationalité de masse, mais au contraire d’une forme très humaine de rationalité, ce qui en fait le sujet d’une véritable anthropologie philosophique. Je me propose donc de mener l’enquête en mettant au jour la source des intuitions qui nous poussent à la recherche de valeurs dans la nature. À diverses époques et en divers lieux, ces intuitions ont pris des formes d’une incroyable variété, semblable à la diversité luxuriante des efflorescences de la nature et de la culture elles-mêmes. Mais les principales intuitions qui régissent cette grande variété de normes ancrées dans la nature ont un point commun : la perception de l’ordre comme fait et comme idéal.
Certains exemples de la façon dont l’ordre naturel et l’ordre moral se sont retrouvés entrelacés nous aideront à appréhender le problème dans toute son acuité. La nature est à ce point riche d’ordres, que cette analogie entre l’ordre de la nature et l’ordre humain peut prendre de nombreuses formes. Au cours des millénaires, l’autorité de la nature a été mise au service de bien des causes : elle a justifié et condamné l’esclavage, elle a encensé l’allaitement et fustigé la masturbation, elle a fait passer l’esthétique du sublime avant celle du beau et elle a été utilisée pour étayer l’éthique en faisant appel à l’instinct ou à l’évolution. De nombreux volumes (qui restent à écrire) seraient nécessaires pour rendre justice à une histoire aussi longue et aussi bigarrée, et il en faudrait tout autant pour rendre compte de la diversité des ordres naturels mis à contribution pour représenter et souvent légitimer cette grande variété de normes. Certaines formes d’ordre reviennent sans cesse, de l’Antiquité gréco-romaine au journal d’hier. Au sein de la tradition intellectuelle occidentale tout au moins (la seule dont mes qualifications m’autorisent à peu près à parler), trois de ces ordres ont exercé une influence particulière, durable et forte sur les réflexions savantes comme sur les intuitions du peuple : les natures spécifiques, les natures locales et les lois naturelles universelles.