Paul Bloom, PSYCHO
Extrait
Extrait de l’ouvrage
Paul Bloom
PSYCHO
© 2024 éditions markus haller
Prologue
Il y a de cela bien des années, j’ai vécu un dimanche matin très difficile. C’était en été, au terme d’une série de journées pénibles cumulant ennuis professionnels et relationnels ; j’étais tendu et d’humeur silencieuse. Mon fils de huit ans était invité à un goûter d’anniversaire, à une heure de route et, au moment de quitter la maison, j’ai prélevé dans une pile un petit livre cartonné. Zachary était fatigué, et il a fait la sieste pendant tout le trajet en ronflant paisiblement sur la banquette arrière – ce qui me convenait parfaitement. À notre arrivée – la fête avait lieu dans le jardin d’une belle demeure de banlieue, dans le Connecticut –, j’ai échangé quelques mots avec les adultes, puis je me suis éclipsé pour m’asseoir sous un arbre avec mon livre.
Dans l’ouvrage en question, Les origines de l’univers, l’astrophysicien John Barrow commence par décrire la grande découverte d’Edwin Hubble – l’expansion de l’univers –, avant de passer en revue les preuves de la théorie du « Big Bang » sur les origines de l’univers.
À mesure que je tournais les pages, je sentais mon cœur battre plus vite. J’étais transporté par l’idée que ces choses-là étaient accessibles à notre connaissance, que j’avais sous les yeux une description d’événements vieux de quatorze milliards d’années. Peut-être est-ce là ce qu’éprouvent les croyants en lisant les Écritures : l’expérience de grandes vérités révélées. En découvrant ainsi l’univers, je me suis senti insignifiant, infime dans l’espace et dans le temps, mais également très fier de notre espèce – fier que nous puissions en savoir si long sur l’infinité du temps et l’immensité de l’espace, et que la science fasse encore de tels progrès sur la plus fondamentale de toutes les questions. Quand le goûter d’anniversaire a pris fin et que je me suis levé pour aller rechercher mon fils, le monde autour de moi était illuminé.
Sur le chemin du retour, j’ai raconté à Zachary ce que je venais d’apprendre. Tout en parlant, je me plaisais à imaginer que j’allais quitter mon poste de professeur de psychologie, décrocher un nouveau diplôme et devenir cosmologiste. En réalité, mon poste me convenait très bien. Sur la tombe du philosophe Emmanuel Kant figure une citation tirée de sa Critique de la raison pratique : « Deux choses remplissent le cœur d’une admiration et d’une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure que la réflexion s’y attache et s’y implique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. » J’avais passé la matinée à m’émerveiller du ciel étoilé ; des années plus tard, mes recherches allaient se tourner vers la morale et la psychologie morale – et, une fois encore, j’éprouverais comme Kant « une admiration et [une] vénération toujours nouvelles ».
À vrai dire, c’est pratiquement la psychologie tout entière qui me fait vibrer de la sorte. Son objet est le plus passionnant qui soit – car son objet, c’est nous. Nous, c’est-à-dire nos sentiments, nos expériences, nos projets, nos objectifs, nos fantasmes, enfin tous les aspects les plus intimes de notre être.
Le livre que vous tenez entre les mains est tiré d’un cours d’introduction à la psychologie que j’ai enseigné pendant des années à l’université Yale. Ce cours, l’un des plus populaires de l’université, a été suivi par des milliers d’étudiants de premier cycle – dont certains suivaient un cours universitaire pour la première fois. À partir de mes conférences, j’ai créé par la suite un cours en ligne auquel plus d’un million d’étudiants se sont inscrits à ce jour.
J’aime beaucoup enseigner cette introduction à la psychologie. Mais il y a des limites à ce que l’on peut transmettre dans une série de cours, que ce soit en personne ou en ligne, et le champ à couvrir est immense. C’est pour cette raison que j’ai décidé d’écrire ce livre. Il propose un vaste panorama et, si vous choisissez de le lire en entier, vous aurez abordé tous les principaux aspects de la science de la psychologie. Entre autres choses, il présentera les éléments les plus pertinents dont nous disposons pour répondre aux questions suivantes :
- Comment le cerveau, cette masse de chair sanguinolente de 1,5 kg, produit-il l’intelligence et l’expérience consciente ?
- Qu’est-ce que Freud a compris de la nature humaine ?
- Qu’est-ce que Skinner a compris de la nature humaine ?
- D’où vient le savoir ?
- Quelle différence y a-t-il entre le cerveau d’un enfant et celui d’un adulte ?
- Quelle relation y a-t-il entre langage et pensée ?
- Comment nos préjugés affectent-ils notre façon de voir et de mémoriser le monde ?
- Sommes-nous des êtres rationnels ?
- Qu’est-ce qui nous motive, et à quoi servent des sentiments tels que la peur, le dégoût et la compassion ?
- Comment concevons-nous les autres, y compris ceux qui appartiennent à d’autres groupes sociaux et ethniques ?
- En quoi (et pourquoi) sommes-nous différents sur le plan de la personnalité, de l’intelligence et autres caractéristiques ?
- Quelles sont les causes et les traitements des diverses maladies mentales ?
- Qu’est-ce qui rend les gens heureux ?
Chacun des chapitres de ce livre peut être lu séparément. Sentez-vous libre de commencer n’importe où et de lire d’abord tel chapitre sur Freud, sur le langage ou sur la maladie mentale. Ou même d’aller directement à la fin, à la partie portant sur le bonheur. Personne ne vous en voudra. Mais ce livre n’en suit pas moins une dynamique interne ; certains thèmes et certaines idées reviennent dans plusieurs de ces chapitres disparates, et il y a quelque chose de satisfaisant à voir l’histoire suivre son propre déroulement.
Certaines parties de cette histoire peuvent mettre le lecteur mal à l’aise. Nous verrons que la psychologie moderne admet diverses conceptions de la vie mentale : la conception mécaniste ; la matérialiste (qui considère l’esprit comme une chose physique), l’évolutionniste (qui considère notre psychologie comme le produit de l’évolution biologique, façonné dans une large mesure par la sélection naturelle) ; et la causale (qui considère nos pensées et nos actions comme le produit des gènes, de la culture et de l’expérience individuelle).
Ne suis-je pas en train d’oublier quelque chose ? Une telle conception de la vie mentale semble entrer en contradiction avec les notions communément admises de libre arbitre et de responsabilité morale, mais aussi avec l’idée d’une nature transcendante ou spirituelle de l’être humain. Cette tension est joliment illustrée par John Updike dans son livre Rabbit en paix, où l’on voit Harry Angstrom, dit « Rabbit », évoquer avec son ami Charlie une opération chirurgicale que vient de subir celui-ci :
« Valves de porc ». Rabbit essaie de cacher son écœurement. « Et ça a été affreux ? On t’a ouvert la poitrine et on a fait passer tout ton sang dans une machine ?
– C’est du gâteau. On est complètement inconscient. Filtrer tout le sang dans une machine, où donc est le mal ? Dis-moi, champion, tu te prends pour quoi ? »
Un spécimen unique, œuvre de Dieu, doté d’une âme immortelle. Un vaisseau de grâce. Un champ clos du bien et du mal. Un apprenti ange. […]
« En fait tu n’es qu’une machine fragile », réaffirme Charlie.
Il y a bien des façons d’envisager ces questions. Je connais des philosophes et des psychologues qui affirment sans hésiter que le libre arbitre ou la responsabilité morale n’existent pas. J’en ai rencontré d’autres qui rejettent la science, craignant qu’une telle conception de l’esprit n’ôte aux humains ce qu’ils ont de proprement unique – et que, d’une certaine manière, il réduise leur valeur. Cette approche est à leurs yeux simpliste et trop grossière. Elle nous réduit à des ordinateurs, à des amas de cellules, à des rats de laboratoire. Leur raisonnement : « Si la psychologie m’assure que je ne suis qu’une machine, que les aspects les plus intimes de mon être ne sont rien d’autre que des décharges neuronales, alors je me passerai de la psychologie. »
J’estime quant à moi qu’il est possible de trouver un terrain d’entente. Je pense que la perspective scientifique qui se trouve au cœur de la psychologie moderne est parfaitement compatible avec l’existence du choix, de la moralité et de la responsabilité. Oui, tout bien pesé, nous sommes bien des machines fragiles – mais pas seulement.
Je souhaite conclure ce prologue sur une note d’humilité. Nous en savons beaucoup sur le monde physique et fort peu sur la vie mentale. Non parce que les physiciens seraient intelligents et les psychologues stupides, mais parce que le domaine d’étude que j’ai choisi est bien plus difficile que celui de Barrow. Les mystères de l’espace et du temps s’avèrent plus faciles à saisir pour l’esprit humain que ceux de la conscience et du choix. Dans les pages qui suivent, je ne chercherai pas à dissimuler que notre science récente reste limitée, et je n’hésiterai pas à critiquer certains collègues qui pensent que nous avons tout résolu.
Mais pratiquer une science encore jeune a quelque chose de grisant. L’étude de la psychologie me semble tout aussi exaltante que celle du cosmos, et j’espère ici vous en convaincre. Nous avons fait des progrès prometteurs dans ce domaine, et j’ai hâte de vous les décrire. Mon vœu le plus cher est que les théories et les découvertes présentées dans ces pages puissent susciter chez le lecteur une sorte d’émerveillement, un peu comme celui que j’ai éprouvé en lisant sous un arbre, voilà bien des années, un livre sur les origines de l’univers.