Emile Chabal, Le paradoxe français

Extrait

 

Extrait de l’ouvrage

Emile Chabal
Le paradoxe français

© 2025 éditions markus haller

 

Introduction : Le paradoxe français 

La France est une terre de paradoxes. Elle nourrit des ambitions mondiales, mais dépense sans compter pour faire vivre de modestes festivals de village. Berceau incontesté des politiques révolutionnaires, elle est presque toujours gouvernée par des conservateurs depuis deux siècles. Célèbre pour ses grèves et ses conflits sociaux, elle présente un taux de syndicalisation parmi les plus faibles d’Europe. Elle compte parmi les économies capitalistes les plus avancées au monde, mais près de la moitié des Français se disent opposés au système capitaliste. Ses citoyens sont profondément attachés à l’État, mais n’hésitent pas à descendre dans la rue pour l’accuser d’irresponsabilité. Elle abrite des millions d’immigrés, mais aussi l’un des plus vieux mouvements d’extrême droite du monde occidental.

Ceux qui observent la France de l’extérieur se disent souvent exaspérés par de tels paradoxes. Même si toute société a ses contradictions, celles des Français semblent susciter une irritation particulière. Prenons par exemple les plus fervents francophiles. Malgré leur enthousiasme, ils finissent presque toujours par reprocher aux Français une certaine « hypocrisie ». Ce problème traduit une forme de déception. Les gauchistes en herbe, qui découvrent la France à travers l’héritage de la Révolution française, de la Commune de Paris ou des manifestations de 1968, perdent vite leurs illusions en mesurant le conservatisme de leur pays préféré. Pour les réformateurs libéraux rêvant d’une France qui serait une économie de premier plan, quoi de plus désolant que la rigidité apparente de ses structures administratives ? Il en va de même pour les militants inspirés par la longue tradition féministe de la pensée française : force est de constater que le sexisme et les normes de genre continuent d’imprégner le quotidien des Français. Même les touristes occasionnels éprouvent une certaine désillusion : attirés par une image de carte postale – gastronomie raffinée, haute couture, architecture somptueuse et population élégante –, ils découvrent que bien des Français se nourrissent de hamburgers, s’habillent en jogging et font leurs courses dans des hypermarchés sans âme – et qu’ils ont rarement les traits d’Alain Delon ou de Brigitte Bardot.

Il faut dire que les Français sont les premiers responsables de cette déception. Depuis le XIXe siècle, ils s’obstinent à présenter leurs villes, leurs paysages, leur gastronomie, leurs vins et leur style vestimentaire comme autant de produits de consommation pour le marché national et international. Cette mise en valeur s’accompagne d’un discours emphatique évoquant le « génie », la « grandeur » ou la « mission civilisatrice » de la France – discours auquel l’Europe et le reste du monde ont été soumis en période de guerre ou de conquête coloniale. Sur le plan culturel, les Français ont exporté leur langue, leur patrimoine littéraire et leur modèle d’engagement intellectuel. Pendant une bonne partie du XXe siècle, Paris a été considérée comme la grande capitale culturelle du monde. De Prague à Dakar, tout aspirant intellectuel se devait de connaître Sartre et Zola. C’est ainsi que, tout naturellement, les étrangers se sont forgé un certain nombre d’idées préconçues. Aujourd’hui encore, ceux qui connaissent la France ont du mal à rester neutres : elle suscite l’amour ou la haine, voire l’un et l’autre à la fois.

Les Français, bien sûr, se sont rarement conformés à la belle image que l’on se faisait d’eux. Un fossé béant sépare les grands idéaux qu’ils sont censés incarner et une réalité moins reluisante. Pour chaque moment de « grandeur » dans l’histoire moderne de la France, on compte au moins autant d’affrontements idéologiques, d’humiliations nationales et de conflits civils. De fait, c’est presque toujours pendant ou après des périodes de violent désaccord politique que sont invoqués les principes universels et le destin historique de la France. Cette rhétorique constitue généralement une tentative désespérée pour masquer des divisions insurmontables au sein de la société française. Pour s’en tenir à un exemple, la vieille obsession de la France pour l’unité nationale passe souvent pour un effet d’idéologies nationalistes remontant au début de la période moderne ; or elle s’explique tout autant, sinon davantage, par la profonde désunion qui caractérise sa population. Chaque individu, parti ou mouvement qui a tenté de gouverner le pays a rapidement compris que les Français, loin de se rassembler autour d’objectifs communs, sont souvent en désaccord et ne croient guère aux discours grandiloquents de ceux qui les gouvernent. Au fil du temps, cet état d’esprit a fait naître l’un des paradoxes les plus manifestes de l’histoire contemporaine de la France : l’appel perpétuel à l’unité nationale face à un peuple incapable de s’entendre sur les principes les plus élémentaires du vivre-ensemble.

La tentation, pour l’historien, est de commettre la même erreur que la plupart des dirigeants français depuis deux siècles, c’est-à-dire de vouloir lisser les contradictions et les incohérences pour révéler l’unité d’un récit homogène. En effet, de nombreux ouvrages qui offrent une vue d’ensemble de l’histoire française du XXe siècle proposent une chronologie solide et cohérente construite autour des guerres, des présidents et des républiques. D’autres procèdent par thèmes, en examinant différents groupes de la société française ou des problèmes et débats spécifiques. J’ai tenté pour ma part d’organiser les choses autrement. Au lieu de traiter le paradoxe comme un effet secondaire d’un passé déchiré, je m’en suis servi comme d’un filtre permettant de mieux saisir comment les Français ont pensé la politique, la société et la culture. Dans ce livre, je me penche sur l’origine des paradoxes français et sur les raisons pour lesquelles le pays a eu tant de mal à se montrer à la hauteur de l’image qu’il se faisait de lui-même. Je pars du principe que, dans la plupart des cas, notre perception des processus sociaux et des événements politiques dépend de la personne qui en parle. C’est particulièrement vrai pour des événements comme l’occupation nazie, la décolonisation de l’Algérie ou les manifestations de 1968, qui ont donné lieu à des souvenirs contradictoires et à des interprétations historiques incompatibles. En admettant d’emblée que de tels événements sont paradoxaux, on peut tenter d’expliquer pourquoi ils se sont produits – et pourquoi il semble si compliqué de les consigner dans nos mémoires. Sous cet angle, le paradoxe n’apparaît pas comme une forme d’hypocrisie mais comme une conséquence logique de l’histoire complexe et fracturée de la France.

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