Carol Tavris Elliot Aronson Les erreurs des autres (Mistakes were made)

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Cet extrait est tiré de:

Carol Tavris & Elliot Aronson, Les erreurs des autres - l'autojustification, ses ressorts et ses méfaits

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Introduction : Comment les crétins, les hypocrites, les escrocs et les criminels peuvent-ils vivre avec eux-mêmes ?



Il est tout à fait possible que des erreurs aient été commises par les administrations dans lesquelles j'ai servi.
Henry Kissinger, ancien Secrétaire d'État américain, répondant aux accusations de crimes de guerre dont il a fait l'objet pour son rôle dans les activités menées par les États-Unis au Vietnam, au Cambodge et en Amérique du Sud dans les années 1970

Si, rétrospectivement, nous découvrons aussi que des erreurs ont pu être commises […] j'en suis profondément désolé.
Edward Egan, cardinal de New York, à propos des évêques n'ayant pas pris les mesures adéquates contre les prêtres coupables d'abus sexuels sur des enfants


Des erreurs ont été commises lorsqu'il a fallu informer le public et nos clients sur les ingrédients qui composent nos frites et nos pommes de terre sautées.
La chaîne de restaurants McDonald's, présentant ses excuses aux Hindous et aux autres végétariens pour avoir omis de les informer que les « arômes naturels » agrémentant ses pommes de terre contenaient des dérivés du boeuf


Voici maintenant la question de la semaine : à quoi reconnaît-on un scandale présidentiel sérieux ?
A. La cote de popularité du président chute.
B. La presse s'en prend à lui.
C. L'opposition appelle à sa destitution.
D. Les membres de son propre parti se retournent contre lui.
E. La Maison Blanche déclare : « Des erreurs ont été commises ».

Bill Schneider, journaliste politique, dans l'émission Inside Politics, diffusée sur la chaîne d'information américaine CNN



En tant qu'êtres humains faillibles, nous partageons tous une même tendance impulsive à nous justifier et à refuser d'assumer la respon•sabilité de nos actes dès lors qu'ils se révèlent néfastes, immoraux ou stupides. La plupart des gens ne seront jamais amenés à prendre des décisions de nature à changer la vie ou à provoquer la mort de millions de personnes. Cependant, que les conséquences de nos erreurs soient tragiques ou insignifiantes, que leur portée soit immense ou minime, il nous est généralement difficile, voire impossible, de dire : « J'ai eu tort ; j'ai commis une grave erreur. » Plus les enjeux - affectifs, financiers ou moraux - sont importants, plus cette difficulté est grande.

Et ce n'est pas tout : lorsque nous sommes directement confrontés à la preuve que nous avons tort, loin de modifier notre point de vue ou notre comportement, nous le justifions plus obstinément encore. Les politiciens nous en offrent assurément les exemples les plus flagrants et, bien souvent, les plus tragiques. Tout au long de sa présidence, George W. Bush incarna l'homme imperméable à la critique : son armure d'autojustifications était si solide qu'elle le protégeait même des preuves irréfutables. Il se trompait quand il prétendait que Saddam Hussein détenait des armes de destruction massive, il se trompait quand il affirmait que Saddam était lié à Al-Qaïda, il se trompait quand il prévoyait que les Irakiens accueilleraient les soldats américains en dansant gaiement dans les rues, il se trompait quand il sous-estimait grossièrement le coût humain et financier de la guerre, et, pour citer l'un des exemples les plus célèbres, il se trompait quand il annonça, dans un discours prononcé six semaines après le début de l'invasion (et sous une banderole sur laquelle on pouvait lire « MISSION ACCOMPLIE ») : « Les opérations de combat majeures ont pris fin en Irak. »

Même lorsque des commentateurs de droite et de gauche appelaient le président à admettre qu'il s'était trompé, ce dernier se contentait de trouver de nouvelles justifications : il fallait faire la guerre pour se débarrasser d'un « méchant », pour combattre les terroristes, pour promouvoir la paix au Moyen-Orient, pour instaurer la démocratie en Irak, pour améliorer la sécurité des Américains, pour terminer « la mission à laquelle [nos soldats avaient] sacrifié leur vie ». En 2006, lors des élections de mi-mandat, que nombre d'observateurs politiques considéraient comme un référendum sur la guerre, le parti républicain perdit le contrôle des deux chambres du Congrès. Peu après ces élections, un rapport publié par seize agences américaines de renseignement annonça que l'occupation de l'Irak avait, en réalité, favorisé le développement de l'islamisme radical et augmenté le risque d'actes terroristes. Voici ce que Bush, pour sa part, confia à une délégation d'éditorialistes conservateurs : « Je suis plus convaincu que jamais que les décisions que j'ai prises étaient les bonnes décisions. »

Bien entendu, George Bush n'est ni le premier ni le dernier politicien à justifier des décisions dont les fondements se sont révélés erronés ou dont les conséquences se sont révélées désastreuses. Lyndon Johnson, par exemple, n'écouta pas les conseillers qui lui répétaient sans cesse qu'il était impossible de gagner la guerre du Vietnam, et sacrifia sa présidence à la certitude qui lui servait d'autojustification : en cas de retrait américain, l'Asie tomberait aux mains des communistes. Lorsque les politiciens se trouvent dos au mur, ils reconnaissent parfois, avec réticence, des erreurs, mais jamais leur responsabilité. Ils sont passés maîtres dans l'art de s'exprimer à la voix passive : « Bon, très bien, des erreurs ont été commises ; mais pas par moi ; par quelqu'un d'autre, qui restera anonyme. » Lorsqu'il admit que « l'administration » avait peut-être commis des erreurs, Henry Kissinger se garda bien de préciser que, en tant que conseiller du président en matière de sécurité nationale et Secrétaire d'État (deux postes qu'il occupait simultanément), il était, de fait, l'administration. Cet exercice d'autojustification lui permit d'accepter le prix Nobel de la paix, l'air grave et la conscience tranquille.

Lorsque nous observons les politiciens à l'œuvre, nous sommes amusés, alarmés ou horrifiés. Pourtant, d'un point de vue psychologique, leur comportement, quoiqu'il se distingue sans doute par ses conséquences, n'est pas fondamentalement différent de celui que nous adoptons tous au moins une fois dans notre vie privée. Nous poursuivons une relation malheureuse, ou simplement sans lendemain, uniquement parce que, tout compte fait, nous y avons investi trop de temps pour y renoncer. Nous exerçons un travail abrutissant pendant bien trop longtemps, parce que nous nous efforçons de trouver toutes les raisons qui justifient de le garder, tout en étant incapables d'évaluer clairement les avantages d'une démission. Nous nous achetons une vieille bagnole en mauvais état parce que nous la trouvons superbe, nous dépensons des milliers de dollars pour la faire rouler, et il nous en coûte encore davantage de justifier nos frais. Nous provoquons une dispute en sermonnant un ami ou un parent au sujet d'une offense réelle ou supposée, et nous nous attribuons pourtant le rôle du pacificateur - si seulement l'autre se décidait à faire amende honorable...

L'autojustification ne consiste pas à mentir ou à trouver des excuses. Bien évidemment, on ment et on invente des histoires invraisemblables pour s'épargner la colère d'un partenaire, d'un parent ou d'un employeur, pour éviter d'être poursuivi en justice ou jeté en prison, pour ne pas perdre la face, pour éviter de perdre son emploi, ou pour se maintenir au pouvoir. Cependant, il existe une différence très nette entre l'exercice auquel se livre un homme coupable pour convaincre d'autres personnes de ce qu'il sait pertinemment être faux (« Je n'ai pas eu de relation sexuelle avec cette femme » ; « Je ne suis pas un escroc ») et le processus par lequel il se persuade lui-même qu'il a fait quelque chose de bien. Dans le premier cas, il ment consciemment pour sauver sa peau. Dans le second cas, il se ment à lui-même. C'est en cela que l'autojustification est plus puissante et plus dangereuse que le mensonge explicite. Elle permet aux personnes coupables de se convaincre qu'elles ont fait tout leur possible, et que, finalement, elles ont même fait quelque chose de bien. « Je n'avais pas le choix », se disent-elles. « En fait, c'était une excellente solution ». « J'ai fait ce qu'il y avait de mieux pour mon pays. » « Ces salauds n'ont eu que ce qu'ils méritaient.» « Je suis dans mon bon droit. »

L'autojustification nous permet non seulement de minimiser nos erreurs et nos mauvaises décisions, mais aussi d'établir une distinction entre nos propres défauts et ceux des autres, et de masquer l'écart qui sépare nos actes de nos convictions morales. Tout le monde est capable de reconnaître un hypocrite à l'œuvre, sauf l'hypocrite lui-même : comme le disait justement l'écrivain britannique Aldous Huxley, « il n'est probablement pas un seul hypocrite qui soit conscient de son hypocrisie ». Par exemple, il est assez peu probable que Newt Gingrich, figure de l'opposition républicaine sous Clinton, se soit dit : « Mon Dieu, mais quel hypocrite je fais ! J'étais là, à m'indigner des aventures extraconjugales de Bill Clinton, alors que j'entretenais moi-même une relation extraconjugale, ici même, en ville. » De même, Ted Haggard, pasteur et célèbre représentant du mouvement évangélique aux États-Unis, ne semblait pas conscient de l'hypocrisie dont il faisait preuve en s'élevant contre l'homosexualité tout en entretenant lui-même une relation sexuelle avec un prostitué.

Tout comme eux, chacun de nous se fixe ses propres règles morales et les justifie. Par exemple, si vous avez légèrement surévalué certaines de vos dépenses déductibles en remplissant votre feuille d'impôts, il ne s'agit, après tout, que d'une juste compensation : vous avez sûrement dû en sous-évaluer d'autres. De toute façon, vous seriez bête de ne pas le faire, puisque tout le monde le fait. Si vous avez omis de déclarer certains revenus supplémentaires, vous en avez le droit, étant donné tout l'argent que le gouvernement gaspille dans des projets et des programmes électoralistes que vous détestez. Si vous avez écrit des e-mails personnels et navigué sur Internet au bureau alors que vous étiez censé travailler, cela fait partie des avantages du métier, et, de toute façon, vous l'avez fait en guise de protestation contre les règles stupides en vigueur au sein de votre entreprise, et, d'ailleurs, votre patron ne se rend pas compte de toutes les heures supplémentaires que vous faites.

Un jour, dans une chambre d'hôtel, Gordon Marino, professeur de philosophie et d'éthique, fit une tache d'encre sur un couvre-lit en soie en laissant tomber un stylo de sa poche. Il décida qu'il en parlerait au directeur de l'établissement ; mais, sur le moment, il se sentait trop fatigué et il n'avait pas envie de payer pour le dommage causé. Le soir venu, il sortit avec quelques amis et leur demanda leur avis sur la question. « L'un d'eux me dit d'arrêter avec mon fanatisme moral », se souvient Marino. « Il m'assura que la direction de l'hôtel prévoyait les accidents de ce type et incluait leur coût dans le prix des chambres. Il ne lui fallut pas beaucoup de temps pour me persuader qu'il ne valait pas la peine d'aller déranger le directeur pour si peu. Je me mis à raisonner en ces termes : 'si j'avais fait une tache d'encre dans une chambre d'hôtes, tenue par une famille, alors je l'aurais immédiatement signalée ; mais, en l'occurrence, il s'agit d'un établissement appartenant à une chaîne d'hôtels …' Le processus de mystification était déclenché. Finalement, en passant à la réception pour régler ma note, je laissai tout de même un mot à propos de l'incident. ».

Mais toutes ces justifications, me direz-vous, sont vraies ! Le prix des chambres d'hôtel inclut effectivement le coût des dégâts causés par les clients maladroits ! Le gouvernement gaspille bel et bien de l'argent ! Mon employeur ne voit probablement pas d'inconvénient à ce que je consacre un peu de temps à mes e-mails, pourvu que mon travail soit terminé à temps ! En réalité, la question n'est pas de savoir si ces affirmations sont vraies ou fausses. Lorsque nous y recourons, nous cherchons à justifier un comportement dont nous savons parfaitement qu'il est mauvais, de manière à continuer de nous voir comme des personnes honnêtes, et non comme des criminels ou des voleurs. Que les conséquences de ce comportement soient minimes, comme celles d'une tache d'encre sur le couvre-lit d'une chambre d'hôtel, ou très lourdes, comme celles d'un détournement de fonds, le mécanisme de l'autojustification reste le même.

Entre le mensonge conscient, qui vise à tromper les autres, et l'autojustification inconsciente, destinée à nous tromper nous-mêmes, s'étend une zone grise fascinante, dans laquelle opère une historienne qui ne sert que son propre intérêt et à laquelle nul ne peut se fier : notre mémoire. Elle élague et reconstruit la plupart de nos souvenirs de manière à flatter notre ego. Sous son action, les contours des événements passés deviennent flous, notre culpabilité diminue, et les faits réellement survenus se déforment. Lorsque, dans le cadre d'une recherche, on interroge une femme et son mari sur le pourcentage des tâches ménagères dont ils se chargent, la première répond : « Vous voulez rire !? C'est moi qui fais presque tout, au moins 90% ! », et le second : « En fait, j'en fais beaucoup, environ 40% ». Bien que les réponses exactes diffèrent d'un couple à l'autre, le total dépasse toujours largement 100%. Nous pourrions être tentés d'en conclure que l'un des deux époux ment, mais il est plus probable que chacun d'eux ait gardé de sa propre contribution aux tâches ménagères un souvenir qui la magnifie.

Au bout d'un certain temps, sous l'effet des modifications que notre mémoire opère en notre faveur, et qui nous amènent à oublier ou à déformer les événements passés, il se peut que nous en arrivions à croire progressivement à nos propres mensonges. Nous savons que nous avons fait quelque chose de mal, mais, petit à petit, nous commençons à penser que tout n'était pas entièrement de notre faute et que, somme toute, nous nous trouvions dans une situation complexe. Nous nous mettons alors à sous-estimer notre propre responsabilité, à la minimiser jusqu'à ce qu'elle ne soit plus que l'ombre d'elle-même. En très peu de temps, nous sommes parvenus à nous convaincre : nous croyons désormais nous-mêmes ce que nous cherchions initialement à faire croire à d'autres. John Dean, qui fut le conseiller de Richard Nixon à la Maison Blanche, et qui dévoila publiquement le complot visant à couvrir les activités illégales de l'affaire du Watergate, expliqua le fonctionnement de ce processus en ces termes au cours d'une interview :

Journaliste : Voulez-vous dire que ceux qui ont inventé ces histoires croyaient à leurs propres mensonges ?
Dean : Exactement. Il suffisait de répéter ces mensonges assez souvent pour qu'ils deviennent vrais. Par exemple, quand la presse a appris la mise sur écoute téléphonique de journalistes et d'employés de la Maison Blanche, et que les simples démentis se révélaient inutiles, on a prétendu qu'il y allait de la sécurité nationale. Je suis sûr que beaucoup de gens croyaient que ces écoutes étaient destinées à assurer la sécurité nationale ; mais elles ne l'étaient pas. Toute cette explication avait été fabriquée pour justifier les faits après coup. Pourtant, quand ils la donnaient, vous comprenez, ils y croyaient vraiment.

Tout comme Nixon, Lyndon Johnson était un expert en matière d'autojustification. D'après Robert Caro, son biographe, lorsque Johnson croyait à quelque chose, il y croyait « totalement, il en était absolument convaincu, au mépris de ses croyances antérieures et des faits pertinents ». Selon George Reedy, l'un de ses conseillers, le président « avait une capacité remarquable à se convaincre que ses principes du moment étaient valables en toutes circonstances, et il y avait quelque chose de charmant dans l'air d'innocence blessée qu'il prenait lorsque quiconque lui apportait la preuve qu'il avait adopté des points de vue différents par le passé. Et ce n'était pas de la comédie. […] Il avait une capacité exceptionnelle à se persuader que la « vérité » qui convenait à la situation présente était la vérité et que tout ce qui s'y opposait était le fruit d'une manœuvre orchestrée par l'ennemi. Ce qu'il avait en tête devait absolument se réaliser, par la seule force de sa volonté ». Bien que les partisans de Johnson considèrent ce trait de caractère comme un aspect plutôt charmant de sa personnalité, il se pourrait bien qu'il ait compté parmi les principales raisons de son incapacité à sortir son pays du bourbier vietnamien. Un président qui ne justifie ses actes que devant le public peut éventuellement être amené à changer de comportement. Un président qui a justifié ses actes devant lui-même, qui croit détenir la vérité, n'est plus disposé à se corriger.

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Les membres des tribus soudanaises Dinka et Nuer ont une tradition curieuse. Ils arrachent les dents frontales définitives de leurs enfants - jusqu'à six dents inférieures et deux dents supérieures -, ce qui leur vaut un menton en retrait, une lèvre inférieure affaissée et des défauts d'élocution. Il semble que cette pratique soit née à une époque où le tétanos (qui provoque le resserrement et le raidissement des mâchoires) était largement répandu. Les villageois se mirent à arracher leurs dents frontales et celles de leurs enfants afin de créer un espace par lequel il soit encore possible de boire. Cette épidémie de tétanos est terminée depuis longtemps, mais les membres des tribus Dinka et Nuer n'ont pas cessé pour autant d'arracher les dents frontales de leurs enfants. Pourquoi ?

En 1847, Ignac Semmelweiss fit une recommandation désormais célèbre à ses collègues médecins : il les invita à se laver les mains avant d'accoucher les bébés. Il s'était rendu compte qu'ils devaient recevoir une sorte de « poison morbide » sur les mains en faisant l'autopsie de femmes mortes de la fièvre puerpérale, et transmettre ce poison à des femmes en train d'accoucher. (Il n'avait pas précisément identifié le mécanisme à l'œuvre, mais son idée était la bonne.) Après que Semmelweiss eut donné à ses propres étudiants en médecine l'instruction de se laver les mains avec une solution antiseptique à base de chlore, on observa une baisse rapide du taux de mortalité par fièvre puerpérale. Cependant, ses collègues refusaient d'accepter la preuve tangible qu'il avançait - la baisse du taux de mortalité survenue chez ses propres patientes. Pourquoi ne se rallièrent-ils pas tout de suite à l'explication de Semmelweiss en le remerciant chaleureusement d'avoir découvert la raison de tant de morts inutiles ?

Après la Seconde Guerre mondiale, Ferdinand Lundberg et Marynia Farnham publièrent un bestseller intitulé Modern Woman : The Lost Sex (La femme moderne : le sexe perdu), dans lequel ils affirment qu'une femme ayant réussi dans des « sphères d'activité masculines » peut sembler briller dans la « cour des grands », mais qu'elle le paie au prix fort : par « le sacrifice de ses instincts les plus fondamentaux. En vérité, le tempérament d'une femme n'est pas adapté à ce genre de compétition brutale et tumultueuse, dont elle ressort meurtrie, surtout au plus profond d'elle-même. » Qui plus est, elle en devient frigide : « À force de rivaliser avec les hommes dans tous les domaines, de se refuser à toute soumission, même relative, bon nombre de femmes ont vu leur aptitude au plaisir sexuel diminuer ». Durant la décennie suivante, le Dr Farnham, qui avait obtenu son doctorat en médecine à l'Université du Minnesota et occupé un poste de chercheuse postdoctorale à l'école de médecine de l'Université de Harvard, fit carrière en incitant les femmes à ne pas faire carrière. Ne craignait-elle pas d'en devenir frigide, et de sacrifier elle aussi ses instincts fondamentaux ?

Dans les années 1990, les autorités du comté de Kern, en Californie, arrêtèrent Patrick Dunn, directeur de lycée à la retraite, soupçonné du meurtre de sa femme. Ils interrogèrent deux personnes, qui leur donnèrent deux versions des faits contradictoires. La première était une femme sans antécédents judiciaires, qui n'avait aucun intérêt personnel à mentir à propos du suspect, et dont la version s'appuyait sur des calendriers et sur le témoignage de son patron. La seconde personne était un criminel professionnel qui risquait six ans de prison, qui s'était proposé pour incriminer Dunn dans le cadre d'un arrangement avec des procureurs, et qui, hormis sa propre parole, ne disposait d'aucun élément à l'appui de sa version des faits. Les enquêteurs se trouvaient face à un choix : ils devaient soit croire la femme (et conclure à l'innocence de Dunn), soit croire le criminel (et désigner Dunn comme coupable). Finalement, ils choisirent de croire le criminel. Pourquoi ?

La compréhension des mécanismes profonds de l'autojustification nous permet de répondre à ces questions et de donner sens à bon nombre d'autres comportements que les gens adoptent et qui, autrement, nous paraîtraient obscurs ou absurdes. Elle nous permet de répondre à la question que tant de gens se posent à la vue de dictateurs sanguinaires, de chefs d'entreprises avides, de fanatiques religieux qui assassinent au nom de Dieu, de prêtres qui abusent d'enfants, ou de personnes qui trompent leurs frères et sœurs pour les priver de leur part d'héritage familial : mais comment diable font-ils pour vivre avec eux-mêmes ? La réponse est simple : ils font exactement comme nous tous.

L'autojustification comporte des avantages et des inconvénients. Elle n'est pas nécessairement mauvaise en soi. Elle nous permet de trouver le sommeil. Sans elle, nos terribles accès de gêne se prolongeraient. Nous nous torturerions l'esprit en regrettant ne n'avoir pas emprunté telle ou telle route ou d'avoir si mal navigué sur celle que nous avons empruntée. Nous serions à l'agonie après chaque décision ou presque, à nous demander si nous avons fait le bon choix, épousé la bonne personne, acheté la bonne maison ou la bonne voiture, ou alors embrassé la bonne carrière. Cependant, lorsqu'elle échappe à tout contrôle, l'autojustification peut nous amener à sombrer dans le désastre comme on s'enlise dans des sables mouvants. Elle nous rend incapables de corriger nos erreurs, et même de nous en rendre compte. En déformant la réalité, elle nous empêche d'obtenir toutes les informations dont nous avons besoin pour bien cerner les problèmes que nous rencontrons. Elle prolonge et aggrave les conflits qui minent les relations amoureuses, les relations amicales, et les relations internationales. Elle nous empêche de nous débarrasser d'habitudes malsaines. Elle permet aux personnes coupables de ne pas assumer la responsabilité de leurs actes. Elle empêche de nombreux professionnels de modifier des attitudes et des pratiques dépassées et potentiellement nuisibles.

Personne n'est capable de vivre sans jamais commettre d'erreur. En revanche, nous sommes tous capables de dire : « Là, il y a un problème. Je fais fausse route. » L'erreur est humaine, mais l'être humain est libre de la cacher ou de l'avouer. Et notre choix en la matière est déterminant pour notre comportement à venir. On nous dit sans cesse que nous devons tirer la leçon de nos erreurs ; mais comment pouvons-nous y parvenir sans commencer par les admettre ? Pour ce faire, nous devons être capables de reconnaître le chant des sirènes de l'autojustification. Dans le prochain chapitre, nous traiterons de la dissonance cognitive, un mécanisme psychologique bien ancré dans notre cerveau, qui génère l'autojustification et protège nos certitudes, notre estime de nous-mêmes et nos appartenances primaires. Dans les chapitres qui suivront, nous nous pencherons sur les conséquences les plus néfastes de l'autojustification. Nous verrons comment elle renforce les préjugés et favorise la corruption, comment elle altère la mémoire, comment elle transforme la confiance des professionnels en arrogance, comment elle crée et perpétue l'injustice, comment elle corrompt l'amour et comment elle engendre les querelles et les désaccords.

Fort heureusement, la compréhension de ce mécanisme nous permet de l'enrayer. Aussi essayerons-nous, dans le dernier chapitre, de prendre un peu de recul et de voir quelles solutions se dégagent, pour nous-mêmes en tant qu'individus, pour les relations que nous entretenons et pour la société dans laquelle nous vivons. La compréhension est un premier pas vers l'amélioration. C'est la raison pour laquelle nous avons écrit ce livre.


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