Walter Laqueur L'antisémitisme dans tous ses états

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Walter Laqueur, L’antisémitisme dans tous ses états – depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours

publié par les éditions markus haller

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Avant-propos à l'édition française

Nulle part au monde l’antisémitisme n’a été plus largement (et plus passionnément) débattu qu’en France, aussi force est de constater que les interrogations qui suivent y sont moins qu’ailleurs anodines : est-il justifié de parler d’un « nouvel antisémitisme » ? Peut-on légitimement désigner par ce terme le phénomène que l’on observe aujourd’hui à l’extrême gauche, à l’extrême droite ou parmi les islamistes ? Et dans quelle mesure faut-il le relier à Israël et à l’antisionisme ?

Si Léon Poliakov devait écrire aujourd’hui sa classique Histoire de l’antisémitisme, publiée il y a maintenant cinquante ans, son actualité brûlante et son à-propos dans le débat public n’échapperaient à personne, alors que le sujet d’une telle parution relevait dans les années soixante d’une recherche essentiellement académique.

Dans l’essai que je propose ici aux lecteurs francophones, je m’efforce de faire le tour des différentes interprétations et des explications qui ont été données de l’antisémitisme. Avec celui-ci, la polémique est vaine et il ne m’a pas paru difficile de m’en abstenir. J’ai compris assez tôt dans mon existence que les arguties avec les antisémites constituaient une perte de temps. En revanche, toute compréhension du phénomène antisémite exige un détachement quasiment clinique. Il fut un temps où « lutter contre l’antisémitisme » était tout à fait en vogue en Allemagne, mais aussi en Amérique et en Angleterre. Il existait par conséquent des associations qui se chargeaient de ce combat et s’évertuaient à expliquer aux antisémites que les Juifs n’étaient ni des criminels, ni des exploiteurs, mais des gens décents, que nombre d’entre eux étaient lauréats du prix Nobel et que certains avaient même remporté des médailles d’or aux Jeux olympiques.

À ma connaissance, aucun de ces arguments n’a jamais convaincu le moindre antisémite, car la nature de leur ressentiment envers les Juifs se situe à un autre niveau. Si cette constatation s’est imposée à moi avec une relative clarté, c’est que mes premiers travaux comme historien et spécialiste des sciences politiques ont été consacrés à l’étude des courants les plus virulents, notamment le fascisme et le stalinisme. J’ai également bénéficié du privilège tout relatif d’avoir grandi à une époque – je parle évidemment des années qui précèdent la Deuxième Guerre mondiale – où ces mouvements avaient le vent en poupe.

D’une certaine manière, j’ai donc été préparé à ne pas être touché de plein fouet par la résurgence récente de l’antisémitisme, à en être moins choqué que des jeunes gens s’imaginant que les méfaits de Hitler et l’exécution de la Solution finale avaient pu mettre un terme définitif à l’histoire de ce désastreux fléau. L’antisémitisme est apparu bien avant Hitler et il n’existe aucune raison de penser qu’il se serait éteint avec le suicide de celui-ci dans un bunker de Berlin.

J’admets bien volontiers qu’il reste des questions auxquelles je n’ai aucune réponse. Pour n’en mentionner qu’une, qu’en est-il du dispositif psychologique des antisémites juifs ou des Juifs délibérément aveugles à la persécution du groupe auquel ils appartiennent ? Laissons de côté un escroc de l’acabit de Maurice Sachs devenu informateur de la Gestapo, qui peut n’avoir été qu’un aventurier opportuniste dépourvu de tout sens moral. Comment comprendre le sens qu’a donné à sa vie intérieure une philosophe mystique du vingtième siècle, Simone Weil, s’identifiant profondément aux exploités et aux opprimés, et qui serait allée jusqu’à mettre en oeuvre son sentiment de solidarité en se laissant dépérir, mais n’éprouvait apparemment aucune commisération pour le groupe dont elle était elle-même issue ? À Marseille, New York ou Londres, où elle passa les derniers mois de sa vie, leur sort ne lui arracha jamais le moindre mot de consolation, quand bien même les Juifs souffraient alors davantage que tous les autres. Wladimir Rabbi a pourtant voulu voir dans l’engagement humaniste de Simone Weil « l’ultime et géniale expression d’un judaïsme français ». Comment des intellectuels plein d’amour pour l’humanité peuvent-ils faire preuve d’indifférence par rapport à leur propre peuple ?

Charles Maurras, écrivant à un ami à l’époque de l’affaire Dreyfus, le défiait de citer le nom d’un seul Juif dénué d’un sentiment d’empathie envers ses coreligionnaires. Ceux qui professaient l’antisémitisme n’échappaient même pas à cette règle et étaient à cet égard plus dangereux encore. Maurras ne pouvait pas se tromper davantage. Il semblerait que l’appartenance, serait-ce à un groupe victime de persécution, ne façonne pas à elle seule les choix individuels. Je n’ai, bien entendu, pas de réponse définitive à ces interrogations, mais il s’agit là d’une énigme qui demande à être explorée. Peut-être n’y a-t-il au demeurant aucune explication.

Mon nom prête quelque peu à confusion : je ne suis pas Français. Selon la légende, les origines de ma famille remonteraient au dix-huitième siècle, du côté de Montbéliard, mais de nombreuses heures passées dans les cimetières des environs de Colmar afin d’y trouver quelques indices n’ont malheureusement pas donné les résultats escomptés. S’il faut en croire la tradition familiale, et contrairement à beaucoup de leurs contemporains, les pas de mes ancêtres les ont conduits vers l’Est plutôt que vers l’Ouest. Certains d’entre eux devinrent même des membres de la petite noblesse russe (sans terre). La plupart finirent en Allemagne où une majorité d’entre eux se convertit au christianisme au dix-neuvième et au début du vingtième siècles. Même si ma relation avec la France est ténue et que ce qui touche à ce pays n’a jamais constitué mon principal champ d’intérêt et d’étude, j’ose espérer que ce petit livre écrit par un outsider présentera quelque intérêt pour le lecteur français à une période où ce sujet a pris une importance considérable dans la société et dans les médias.

J’aimerais exprimer ici ma reconnaissance à ma traductrice Isabelle Rozenbaumas. Je dois à sa solide connaissance du sujet de ce livre, à son approche critique et à ses commentaires toujours amicaux la remise à jour de la présente édition, là où elle était nécessaire.

Londres / Washington, février 2010



Préface

Comment expliquer l’antisémitisme ? Malgré sa déjà longue histoire, le phénomène n’a été sérieusement étudié que depuis un siècle. L’antisémitisme n’a pas trouvé son Thucydide ou son Plutarque et aucun des grands historiens ou sociologues du passé n’a jugé bon de le traiter avec minutie. Les efforts conséquents pour connaître et interpréter ses différentes formes sont même relativement récents. Il a fallu la Deuxième Guerre mondiale et la catastrophe qui s’est abattue sur les Juifs d’Europe pour voir naître une profusion d’analyses et de réflexions, et cependant, de nombreuses questions demeurent en suspens dont beaucoup, pour autant qu’on puisse en juger à ce jour, ne trouveront pas de réponse.

On est ainsi en droit de se demander s’il est légitime de parler d’antisémitisme avant l’avènement du christianisme, ou bien si l’antagonisme envers les Juifs relève, à cette époque reculée, d’une forme de « xénophobie normale » ? Certains soutiennent que l’antisémitisme ne saurait remonter au-delà du Moyen Âge tardif et qu’il est absent de l’ère du christianisme ancien. Ce débat pose en conséquence une série de problèmes, notamment celui de savoir dans quelle mesure il y aurait solution de continuité entre l’antisémitisme religieux traditionnel qui a prévalu jusqu’à la seconde partie du dix-neuvième siècle et l’antisémitisme racial qui lui a succédé et a conduit au meurtre de masse de la Deuxième Guerre mondiale. De même, l’antisémitisme d’aujourd’hui plonge-t-il ses racines dans celui du passé ou bien faut-il surtout le rattacher à l’existence de l’État d’Israël et à sa politique, ainsi qu’à d’autres courants contemporains tels que les mouvements antiaméricains altermondialistes ?

Tandis que les antisémites ne se souciaient guère d’être qualifiés comme tels jusqu’en 1945, nombre de ceux qui sont hostiles aux Juifs aujourd’hui s’indignent d’être dépeints sous ces traits. Leurs protestations sont-elles justifiées ? Comment faut-il comprendre que ce qui était par le passé la marque distinctive de courants bien déterminés de certaines églises chrétiennes et de mouvements d’extrême droite se manifeste communément de nos jours parmi les groupes islamistes et les gauchistes ? Basse calomnie ou fait indéniable ?

Les débats sont tout aussi vifs quand il s’agit de déterminer quelle est la part des causes économiques et psychologiques dans l’antisémitisme, ou si celui-ci n’est que la conséquence, sur le plan historique, du rejet par les Juifs du christianisme et de l’islam. De fil en aiguille, on est conduit à se demander si l’antisémitisme est la rançon, plus ou moins inévitable, des effets négatifs sur les Juifs, en tant que collectivité et comme individus, de leur position sociale, économique et politique anormale au sein des autres peuples.

Par ce bref aperçu, je n’entends pas présenter une énième théorie sur l’antisémitisme ni résoudre tous les problèmes en suspens que pose celui-ci. Ce travail ne se veut ni apologétique ni polémique, mais s’efforce de synthétiser des décennies de recherches et de discussions, de comprendre la nature de l’antisémitisme actuel et d’en prévoir l’évolution.

L’un des intellectuels les plus fameux de notre époque, Noam Chomsky, a déclaré que « l’antisémitisme n’est, heureusement, plus un problème », ce dont on peut convenir s’agissant de certaines parties du Massachusetts ou de quelques régions de l’Amérique du Nord. Cette affirmation se soutient moins aisément, si l’on pousse l’exploration un peu plus loin. À quelques miles seulement du MIT, le président de Harvard, Lawrence Summers, a attiré l’attention sur un courant d’opinion assez répandu qui encourage un antisémitisme de fait caractérisé par une polarisation disproportionnée sur les Juifs et l’État juif : « Des gens sérieux et sensés défendent et adoptent des comportements antisémites dans leur effet si ce n’est dans leur intention. » (Qu’en est-il des gens qui sont moins sérieux et peu sensés ?)

Que le président d’Harvard ait été âprement pris à partie pour ces propos illustre combien les passions demeurent brûlantes. Soixante ans se sont écoulés depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale et l’accalmie vient de s’achever pour les Juifs. Ceux-ci, dit-on, se sont trop longtemps et trop abondamment prévalus de la Shoah, à croire que l’humanité n’a connu, durant le siècle écoulé, que cette seule tragédie. Au demeurant, leur trop flagrante réussite sociale et économique et leur influence politique et culturelle excessive ne passent pas inaperçues. Enfin, il y a Israël, la principale menace contre la paix mondiale aux yeux de beaucoup en Europe. Ainsi que l’a écrit le chef de file des historiens de gauche, Eric Hobsbawn, les portes qui s’étaient si largement ouvertes aux Juifs après 1945 pourraient bien être en passe de se refermer. Il serait cependant prématuré d’écrire la conclusion de ce chapitre de l’histoire humaine.

Ceci appelle une brève remarque personnelle. À la différence de spécialistes plus jeunes pour qui le sujet est, par la force des choses, une abstraction ou du moins un phénomène plus lointain, je fais partie des derniers survivants d’une génération qui a vécu l’antisémitisme européen sous ses formes les plus exacerbées. Il est très improbable qu’un membre de ma génération qui a perdu ses parents et sa famille durant cette période soit enclin à voir dans l’antisémitisme une matière à plaisanteries ainsi que le suggérait récemment un professeur au Canada. A contrario, ayant affronté la réalité d’un antisémitisme extrême, il est peu susceptible d’en faire trop et de crier « Au loup! » à la moindre apparition d’une souris ou d’un moustique.

À quelques exceptions près, (notamment les Protocoles des Sages de Sion), l’antisémitisme n’a pas figuré longtemps au rang des sujets d’étude qui ont été au centre de ma vie de chercheur. Mais il se trouve que j’ai été pendant trente ans le directeur de ce qui fut le plus important institut pour l’étude et la collection de matériel sur l’antisémitisme, la Wiener Library de Londres. Et si je ne peux prétendre avoir examiné jusqu’au moindre fascicule ayant circulé à travers le monde pendant les trois dernières décennies, j’ai lu beaucoup de ces publications (non sans qu’il m’en coûtât parfois) et réfléchi à leur contenu. Cet essai est le résumé de mes réflexions sur le sujet.

J’aimerais exprimer ma gratitude à Reinhard Kratz et Mark Cohen pour avoir lu d’un oeil critique l’un des chapitres, ainsi qu’à Matthew Spieler qui a été mon assistant de recherche pour ce livre.

Washington D. C., Janvier 2006


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