Helena Rosenblatt, Rousseau et Geneve
Extrait
Introduction
Rousseau dans un contexte genevois
« Parmi les grands écrivains français, la première originalité de Rousseau, et la plus essentielle, c’est de n’être pas Français, mais Genevois ».
Rousseau est largement considéré comme l’une des figures les plus importantes de l’histoire de la pensée politique occidentale et sa pensée a même été définie comme « la cheville-ouvrière de la conscience politique de toute la période moderne ». Étonnamment pourtant, son œuvre est loin de faire l’unanimité au sein de la communauté des chercheurs. Peu de penseurs ont suscité autant d’interprétations discordantes, voire contradictoires. Rousseau s’est ainsi retrouvé sur toutes les cases de l’échiquier politique ; qualifié tour à tour de totalitaire, de démocrate, de réactionnaire, de progressiste, d’individualiste, de collectiviste, de conservateur, ou d’apôtre de la révolution. Une question revient sans cesse à l’esprit : « pourquoi tant de Rousseau différents ? »
À cette question, plusieurs réponses sont possibles et l’on peut faire valoir que Rousseau a eu d’innombrables lecteurs, tous très différents, qui ont chacun nourri leur lecture de son œuvre de présupposés et d’intuitions, chacun croyant deviner ce que Rousseau avait voulu dire. Mais les chercheurs ont également eu tendance à vouloir comprendre Rousseau à la lumière de ses liens avec des théories ou des événements politiques ultérieurs, confondant ainsi l’importance ou l’influence manifeste du philosophe avec le sens réel de ses textes. En résumé, Rousseau a été lu sans aucune considération pour le contexte historique dans lequel il évoluait.
Les spécialistes qui ont tenté de le resituer dans le contexte des Lumières françaises ont dû admettre que, d’une manière ou d’une autre, Rousseau n’y avait pas sa place. On a souvent l’impression que la personnalité, l’allure et les valeurs fondamentales de Rousseau étaient en réalité très différentes de celles de ses homologues français et l’on a eu tendance à attribuer cette différence au caractère « étrange » de Rousseau. Selon une opinion répandue, « tout ce que Rousseau a écrit sur la philosophie et la politique découle d’une façon plus ou moins directe de sa personnalité complexe et de son insatisfaction ». On a également pu dire que Rousseau « était l’un des auteurs les plus égocentriques et les plus émotifs », et que « ses théories politiques et sociales ont été profondément marquées par ses difficultés personnelles, par ses excentricités et par ses haines ». Il va toutefois sans dire que braquer ainsi les projecteurs sur la personnalité « étrange » du philosophe n’a guère permis d’aboutir à un consensus sur sa pensée politique ou à une meilleure compréhension de ses intentions auctoriales.
Au contraire, les chercheurs entretiennent le sentiment que la pensée politique de Rousseau est caractérisée par un manque de cohérence, voire qu’elle est traversée par une contradiction fondamentale. Pour certains, Rousseau se présente par exemple dans le Second Discours comme le champion des droits de l’individu pour les nier ensuite dans le Discours sur l’économie politique et le Contrat social. Il peut faire siens le langage et les valeurs d’un républicain convaincu, pour ensuite adopter les concepts et le raisonnement des tenants du droit naturel. Il n’y a, de ce fait, rien d’étonnant à ce que sa pensée soit décrite comme un « mélange étrange et dérangeant » d’idées conservatrices, voire archaïques, et d’idées radicales, subversives et résolument modernes. Rousseau est souvent présenté comme un auteur paradoxal, dispersé et fragmentaire, dont il est difficile, pour ne pas dire impossible, d’envisager la pensée comme un tout unifié.
L’ambition de ce livre est de résoudre ce problème et d’éclairer le sens historique des textes politiques rédigés par Rousseau entre 1749 et 1762 en faisant de Genève une clef de lecture. J’entends montrer que la relation de Rousseau à sa ville natale a très largement influencé le penseur politique original qu’il est ensuite devenu et que l’on peut très bien donner un sens aux deux Discours, à la Lettre à d’Alembert et au Contrat social en replaçant ces textes dans leur contexte genevois. Il nous faudra pour cela exhumer des données historiques perdues ou négligées afin de montrer les liens intimes qui unissaient Rousseau à Genève et détailler l’environnement politique et socio-économique de la ville. Nous verrons que les textes politiques les plus célèbres de Rousseau abordent tous des questions essentielles du débat politique genevois de l’époque et que certaines de ses idées les plus originales lui sont venues alors qu’il cherchait à résoudre les problèmes qu’il avait identifiés dans le fonctionnement de sa ville natale. Genève est en réalité le fil conducteur qui, tout en mettant en lumière la signification des principaux écrits politiques du philosophe, nous permet d’en saisir toute la cohérence.
Je ne suis pas la première à mettre en avant l’importance de Genève dans les idées politiques de Rousseau. Lui-même avait attiré l’attention du lecteur sur ses origines en apposant la mention « citoyen de Genève » au bas de ses principaux ouvrages politiques. Depuis, les chercheurs ont été contraints d’admettre ce substrat genevois, calviniste et républicain, tout en débattant de l’importance de ces influences sur sa pensée. Je pense cependant que ce contexte genevois n’a pas été suffisamment étudié et que la méthodologie utilisée pour établir le lien entre la pensée de Rousseau et son contexte a péché par simplisme. La question de l’influence de Genève a, pour cette raison, été reléguée à la périphérie des études rousseauistes et l’immense majorité des interprétations universitaires de la pensée du philosophe ne mentionnent qu’incidemment ses origines genevoises. C’est ainsi que le Dictionnaire des philosophes présente Rousseau comme un « écrivain français, né à Genève ».
Une nouvelle approche de la relation que Rousseau a entretenue avec Genève est donc nécessaire ; une approche susceptible de donner toute sa place à la vie politique et sociale riche et mouvementée de la ville en s’appuyant sur les dernières avancées méthodologiques de l’histoire intellectuelle.